A l'ombre de ma vie
alors je trouve le
courage de lui dire non, tant pis. Je ne signerai pas. C’est peut-être la
première fois que je trouve l’énergie de me rebeller, de résister. Je lui
explique que je n’ai pas d’avocat, que je ne veux rien faire tant que je n’en
aurai pas. Alors il se met en colère, se lève, brandit son pistolet et
s’approche. C’est une manière de m’intimider, en tout cas c’est ce qui me vient
à l’esprit. Et son plan fonctionne. Je suis tétanisée, terrorisée par ces gars
qui me menacent. Je ne dois pas leur montrer ma peur, mais tout bascule quand il
pointe son pistolet sur ma tempe. C’est un moment incroyable, comme je n’en ai
encore jamais vécu, les forces qui me restaient encore me quittent d’un seul
coup. J’ai l’impression que ma vie se dérobe et je l’entends à peine, alors
qu’il hurle à mes oreilles :
— Tu vas connaître l’enfer si tu ne signes pas !
Il me menace aussi de m’isoler, je ne sais pas de quoi,
d’ailleurs, je suis déjà si seule. La peur me fait céder. Je signe.
Et il se rassoit. Je viens de passer quelques secondes parmi
les plus longues de ma vie. Je saurai plus tard qu’ils font cela, parfois, pour
gonfler les dossiers d’accusation, que cela leur sert à fabriquer des preuves.
C’est Jorge Armando Ochoa qui me l’a dit. Mon premier avocat.
Il arrive un jour de la fin du mois de janvier. Cela fait
presque deux mois que j’ai été arrêtée et c’est la première fois que j’ai le
droit de descendre en salle des visites. Je suis stressée. Je vois un homme
d’une cinquantaine d’années, en costume classique, très sérieux. Il me
questionne, me demande de m’expliquer, mais quand je lui parle, il semble à
peine m’écouter, se contente de quelques mouvements de tête indifférents pour
me répondre ou d’onomatopées un peu bougonnes. On voit bien qu’il ne prend pas
ma situation au tragique. Dans l’état d’esprit où je me trouve, on perçoit ces
choses-là. On a comme un sixième sens qui tient à l’instinct de survie,
d’urgence, qui aide à reconnaître si l’homme qui vous fait face est votre
allié. Je n’ai pas ressenti cela face à M e Jorge Ochoa. Au bout d’un
moment, il me balance de but en blanc que j’ai « une imputation
directe ». Qu’est-ce que c’est, une « imputation
directe » ? Je n’ai jamais entendu parler de ça. J’imagine même un
instant qu’il a voulu dire une « amputation », parce que je sais
qu’une des personnes qu’on a présentées comme victimes des ravisseurs dit que
j’ai voulu lui couper un doigt. Ce sont les policiers qui me l’ont rapporté, je
n’arrive toujours pas à le croire. Mais non, ce n’est pas ce que veut dire
Ochoa. Une « imputation directe », c’est une accusation.
— Une personne vous reconnaît, sans aucun doute, et
assure que vous avez bien participé à sa détention. C’est un certain Ezequiel
qui dit cela, dans les procès-verbaux établis par l’AFI. Un jeune type de
vingt-deux ans qui était dans la cabane du ranch quand on a filmé votre
arrestation pour la télévision. Il dit qu’il vous reconnaît formellement. Je ne
sais pas encore comment, mais il vous reconnaît.
Alors, je dis à Ochoa que c’est impossible, qu’il faut me
confronter à ce type, qu’on ne peut pas laisser une telle ignominie dans mon
dossier ; mais il reste imperturbable, c’est tout juste s’il m’écoute. Il
lit des documents, vaguement indifférent dans son costume bien taillé, sa
sacoche à ses pieds. Je n’arrive même pas à savoir s’il me croit.
— Je vous répète que je n’ai rien à voir dans tout
ça ! Il faut absolument que je sorte ! Vous êtes là pour ça,
non ?
Je lui dis que je compte sur lui, mais tout cela
glisse ; et s’il relève la tête, c’est uniquement pour me
poignarder :
— Ne vous faites pas d’illusions, ce sera long. Vous
n’êtes pas près de sortir…
En fait, il a vu le montage de l’arrestation en direct à la
télévision et il m’assure qu’il a compris : tout est faux, il arrivera
bien à le démontrer et je finirai par m’en sortir, selon lui. Et il se lance
dans une histoire incroyable : ce jour-là, il serait passé sur la route de
Cuernavaca avec un ami à lui, un acteur ou je ne sais quel artiste, et ils ont
vu toutes les camionnettes de l’AFI. C’est une histoire à dormir debout, je le
regarde en me demandant vraiment à qui j’ai affaire mais il ne se trouble
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