À l'ombre des conspirateurs
cracher sur lui pour diluer un peu de cette beauté.
Je lui donnais à peine 30 ans. Son ascension dans la société avait été rapide. Dans cinq ans, il commanderait une légion dans une des meilleures provinces, et serait consul dans dix. Puisqu’il vivait avec sa sœur, on pouvait en déduire qu’il était célibataire – ce qui ne l’avait pas empêché de rassembler des votes sur son nom. S’il ne se mariait pas, c’était sans doute faute de décider entre toutes les candidates.
Il prit mon laissez-passer sur une petite table d’argent, l’examina brièvement, puis me fixa d’un regard limpide.
— Didius Falco ? Bienvenue à Herculanum ! (Il m’adressa un sourire franc et ouvert, même s’il ne devait pas valoir mieux que les autres.) J’ai entendu parler d’un petit âne traumatisé, qui ne sera plus jamais le même… Alors, quel est le vrai nom de ton bœuf ?
— Ronron ! déclarai-je d’un ton ferme. (Il sourit. Je souris. Cette atmosphère amicale ne pouvait rester éternelle.) Mon neveu et moi avons passé une matinée humiliante, et nous envisageons de porter plainte pour arrestation arbitraire. Surtout que Néron est l’un des rares empereurs à n’avoir pas été déclaré divin.
— Il est resté sacré en Campanie, Falco. Il avait épousé une fille du coin.
— Dérisoire ! Rappelle-toi ce qui est arrivé à Poppée Sabine quand elle était enceinte. Néron l’a frappée à coups de pied dans le ventre.
— Ici, en Campanie, on préfère oublier ce genre de scène de ménage. (Le sourire du magistrat-beau-gosse d’Herculanum me dévoila ses superbes dents.) Je suis d’accord : la charge de blasphème ne tient pas. Parle-moi plutôt de livraisons de plomb qui sortent de l’ordinaire.
Il avait presque l’air de s’excuser, ce que je déteste. Je préfère les interrogatoires musclés des soldats, parfois agrémentés de coups de genou dans les parties sensibles.
— Pardon ? Comment puis-je t’aider ?
— J’ai eu connaissance de quelques récriminations, poursuivit Rufus, sans se départir de cette gentillesse qui me retournait l’estomac.
— Oh ! j’aimerais bien savoir ce qu’on nous reproche. Nous fournissons du plomb breton de première qualité, et les installations sont parfaitement à la hauteur.
— Ce ne sont pas vos clients qui se plaignent, déclara Rufus. Ce sont plutôt les plombiers qui possèdent des franchises officielles.
— Je comprends, glissai-je, conscient que j’étais en train de perdre la bataille.
— Il te reste encore du plomb ?
— Non, c’était le dernier chargement.
— Bien. Tu peux récupérer ton bœuf, mais tu dois me prouver que le plomb t’appartient. Sinon, je serai obligé de te le confisquer.
Pour un homme d’un aussi beau profil, son sens des affaires était extrêmement acéré.
Dès lors qu’il avait réussi à me barboter mes échantillons, nous devînmes les meilleurs amis du monde. Il me désigna un tabouret et m’offrit du vin : un millésime que mon ami Petronius, très expert, aurait beaucoup apprécié.
— Très généreux de ta part. Les dames se joindront à nous ?
Ses deux distinguées compagnes s’étaient jusque-là montrées fort discrètes, même si elles n’avaient rien perdu de notre entretien. S’abritant les yeux derrière la main, Rufus me décocha un regard empreint de complicité masculine. Elles daignèrent se tourner légèrement vers nous, le tintement exagéré de leurs bracelets indiquant clairement qu’elles le faisaient à contrecœur.
— Ma sœur, Æmilia Fausta. (Je fis un profond salut dans sa direction.) Tu connais Helena Justina. Elle nous a fait part de son opinion sur toi…
— Oh ! c’est l’homme type ! s’empressa-t-elle de dire avec un soupçon d’humour dans la voix. (Elle ne pouvait laisser passer une telle occasion.) Il a des amis épouvantables, des habitudes stupides, et sa conduite grotesque me donne envie de rire !
Rufus me décocha un regard intense, empli de curiosité.
— Je tiens en haute estime la fille de Camillus Verus, rétorquai-je gravement.
Cela sonnait faux, comme bien souvent la vérité.
Helena marmonna quelque chose entre ses dents, ce qui fit s’esclaffer Rufus. Il fit une boule de sa serviette et la lui lança. Elle la lui retourna avec la familiarité née d’une longue amitié. Je pouvais me représenter sans peine leur adolescence partagée, au cours de longues vacances d’été :
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