Abdallah le cruel
soin de recevoir le chef de leur communauté et de l’assurer
de ses bonnes dispositions. Il l’autorisa même à faire restaurer trois
synagogues qui menaçaient ruine. Il consultait volontiers l’un des plus riches
négociants de la ville, Jacob Ibn Itshak, qui entreprenait de fréquents voyages
à Kairouan et à Bagdad. Les deux hommes s’estimaient et le wali lui confia
plusieurs missions discrètes, lui demandant ainsi de nouer des liens avec des
proches du calife abbasside. C’est d’ailleurs à l’occasion de l’un de ses
voyages que le Juif s’efforça de convaincre Kamar, l’une des chanteuses les
plus renommées d’Orient, de venir exercer ses talents à Ishbiliyah. Elle
serait, lui promit-il, accueillie comme un « nouveau Zyriab. »
La jeune femme, dont la voix
mélodieuse charmait ses auditeurs, se fit longuement prier. Elle n’avait,
prétendit-elle, aucune envie de quitter Bagdad où elle possédait une somptueuse
maison près du fleuve. Al-Andalous était une terre lointaine et des commerçants
lui avaient raconté que le pays était en proie à d’interminables troubles. Son
interlocuteur dut déployer des trésors d’éloquence pour la persuader du
contraire. Sa terre natale était un véritable paradis. Il lui expliqua qu’en
hébreu, paradis se disait « gan Eden » et que certains rabbins
voyaient dans le mot al-Andalous une forme dérivée de cette expression. Les
hivers n’étaient pas trop rudes et les étés y étaient très agréables, beaucoup
plus que ceux de Bagdad, ville réputée pour ses températures caniculaires.
Kamar se montra une négociatrice
redoutable. Elle exigea que le wali lui fasse présent d’un palais et de
plusieurs domaines et qu’il lui garantisse le versement d’une pension mensuelle
qu’elle fixa à mille pièces d’argent. Une domesticité nombreuse serait mise à
sa disposition et elle bénéficierait d’une exemption fiscale durant tout son
séjour. Jacob Ibn Itshak feignit de s’indigner. C’étaient là des prétentions
exorbitantes. Il savait par ses coreligionnaires que le calife payait
chichement les services de la chanteuse et que celle-ci était couverte de
dettes qu’elle ne pouvait rembourser. Il se montra donc patient. Les
discussions durèrent des semaines. Fort habilement, le négociant demanda à
certains prêteurs juifs de la capitale d’exiger de la jeune femme les sommes
qu’elle leur devait. Ils se firent pressants, très pressants. Finalement, la
chanteuse consentit à se montrer raisonnable. Moyennant le paiement de ses
dettes, l’octroi d’un palais et d’une rente mensuelle de deux cent cinquante
pièces d’or, ainsi que l’autorisation d’arrondir ses revenus par l’organisation
de concerts privés, elle accepta de s’installer à Ishbiliyah. Elle ne fut pas
la seule à prendre la route d’al-Andalous. Le négociant juif avait également
engagé comme précepteur des plus jeunes enfants d’Ibrahim Ibn Hadjdjadj un
philologue originaire du Hedjaz, Abou Mohammad al-Udhri, célèbre pour ses
connaissances linguistiques et pour la pureté de son accent arabe. Il parlait
cette langue à la manière des anciens Bédouins. Dès son arrivée à Ishbiliyah,
chacun s’efforça de l’imiter, avec plus ou moins de succès, et les plus riches
lui payaient des sommes fabuleuses pour recevoir de lui des cours de diction.
Ses efforts furent à ce point couronnés de succès qu’en peu de temps, le parler
des habitants de la cité se modifia. À la manière dont il prononçait certains
mots, on pouvait dire désormais d’un homme qu’il venait de la ville administrée
par Ibrahim Ibn Hadjdjadj.
Kamar eut plus de mal à s’habituer à
sa nouvelle vie. Le wali lui avait pourtant réservé un accueil princier et elle
ne dissimula pas sa joie en découvrant sa luxueuse résidence, située dans l’un
des quartiers les plus verdoyants de la cité. Elle ignorait que cette maison
avait jadis appartenu à Kuraib Ibn Khaldun et que le gouverneur l’avait
purement et simplement confisquée. Ses récitals soulevèrent l’enthousiasme des
courtisans invités à y assister. Puis sa véritable nature reprit le dessus. En
dépit des faveurs dont elle était comblée, Kamar ne cessait de se plaindre,
évoquant avec nostalgie la douceur de son existence à Bagdad dont elle vantait
les splendeurs. À ses yeux, Ishbiliyah n’était qu’une bourgade provinciale où
elle s’ennuyait à mourir. Prétextant des extinctions de
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