Aesculapius
servi de rien.
Séverin Fournier, le plus gros fermier de la région, intervint pour la première fois, et tous l’écoutèrent avec une grande attention. Séverin était réputé pour parler peu mais juste. De cette voix très lente qui donnait envie de lui tirer les mots de la bouche, il proposa :
— Je comprends… vos réticences… et les partage. Quand même… c’était une opportunité inespérée… de se forger une idée précise… sur ce qui se trame au château… depuis le trépas d’Hugues d’Antigny, notre ancien seigneur bien-aimé… loin des rumeurs… et des clabaudages de bonne femme… Messire Jean… Nous nous en voudrions tous de vous mettre dans l’encombre… toutefois, bien loin de l’espionnage… voire des indiscrétions… ne peut-on comprendre qu’ancienne servante… et ancienne maîtresse, telles Clotilde et dame Annette, se retrouvent autour d’un godet d’hypocras 8 … pour… parler de la pluie et du beau temps… sans oublier la confection de la crème de mirabelle au miel et aux épices fortes 9 … qui ne doit pas trop échauffer la langue… tout en la taquinant ?
Jean le Sage réfléchit quelques instants et déclara :
— Vous comprendrez, mes amis, qu’il est exclu que j’expose ma tendre épouse à l’ire de notre seigneur dont les emportements… sont redoutés. Toutefois, à l’évidence… la crème de mirabelle…
Lubin Serret l’apothicaire y alla d’un commentaire qui devait emporter l’adhésion de tous et clore le débat. Trop dégagé pour être parfaitement limpide, il suggéra :
— D’autant que Clotilde n’est pas sotte, quoique fort moins intelligente et fine que dame Annette. Elle n’est pas non plus suicidaire. Si donc elle commettait… par inadvertance, simple excès de langue, bien sûr, une indiscrétion au profit de dame Annette, elle n’aurait pas la stupidité de s’en ouvrir auprès de la baronne. Nul secret n’est mieux gardé que lorsque chacun a tout à perdre à le divulguer.
— Sauf par les morts, murmura Séverin Fournier le fermier, si bas que nul ne l’entendit.
Après le départ de ses compagnons de conseil, Jean Lemercier demeura attablé, réfléchissant. Il repoussait, sans grand effet, une sorte de désespoir, lui, l’homme fort et avisé que tous consultaient depuis des lustres, qu’il s’agisse d’épousailles ou d’héritage, d’investissements ou de conflits de voisinage. Il luttait contre la sensation d’être prisonnier d’un implacable maléfice contre lequel il était impossible de se défendre. S’il n’avait été l’homme le plus riche de leur bourgade, s’il n’avait été Jean Lemercier dit le Sage, dont l’existence plongeait ses racines depuis une dizaine de générations dans ce sol, peut-être aurait-il pris la fuite, à l’instar de quelques villageois que la peur avait jetés sur les routes, le chariot lourd de leurs possessions.
L’idée que seule la vitalité d’Annette était capable d’alléger un peu son humeur parvint à le convaincre de se lever. Il se dirigea vers la cheminée rugissante et tira le cordon de passementerie. Quelques instants plus tard, une servante âgée pénétra dans la vaste salle.
— Muguette, va quérir madame et porte-nous un peu de vin à partager. Que le souillon 10 monte du bois et allume les chandelles.
— Maître… le soleil est encore bien haut, se permit de remarquer la femme qui servait la famille de Jean depuis son enfance.
Jean rétorqua d’un ton doux :
— Je sais, ma bonne. Cependant, la pleine lumière est apaisante. On a le sentiment que les vilaines ombres ne peuvent lutter contre elle. C’est une erreur, bien sûr.
— C’est vrai qu’en ces temps ça rassure, tout comme le feu. Je vais prévenir dame Annette.
Au prix d’un effort, jusqu’à l’arrivée de son aimée, Jean le Sage réussit à vider son esprit des affreuses visions qui le harcelaient.
Comme à chacune de ses apparitions, il songea qu’elle était une perfection. De belle taille, élancée, de fin et gracieux minois auréolé par la masse ondulée de ses cheveux châtain clair, elle le ravissait. Elle avança vers lui mains tendues, un sourire radieux entrouvrant ses belles lèvres si rouges qu’on aurait cru qu’elle venait de croquer des cerises. Le même vague regret, bien vague, vint à Jean Lemercier. Il aurait tant aimé avoir un enfant d’elle, une fille, aussi jolie que sa mère. Au fond, qu’importait ? Il en
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