Aesculapius
aujourd’hui la jeune femme.
Leurs jours à tous deux étaient-ils en danger ? Sans doute. Elle, parce qu’on craignait que son père lui ait confié des indices, lui parce qu’il détenait la pierre rouge. Mais, au fond, qu’avait-il à faire de mourir ? Quelle étrange incohérence. Il redoutait d’être occis au point de ne plus dormir, de se méfier des mets qu’on lui préparait. Pourtant, il avait perdu tout goût pour la vie, espérant cette nuit parfaite où il rejoindrait le néant sans même s’en apercevoir.
Il monta en selle, aidé par le gens d’armes qui l’escortait dans tous ses déplacements, sans voir la silhouette gracile, vêtue de noir, qui l’observait, l’épaule appuyée contre l’un des piliers du porche principal. Celle d’Alard Héritier, espion de M. de Nogaret.
XIV
Saint-Ouen-en-Pail, août 1306
E n cette demeure, malgré la chaleur de la journée et l’heure encore matinale puisque sexte* s’annonçait, un feu nourri brûlait dans la grande cheminée. Des encensoirs dégueulaient une brume odorante, cannelle, muscade, bois de cade 1 et genièvre mêlés. Sept hommes au visage sévère et fermé avaient pris place autour de la longue table. L’un deux, déjà âgé mais au beau visage, était installé à sa tête. Le maître des lieux, chef de village comme son père et son grand-père avant lui, un richissime mercier 2 connu pour son intelligence, son érudition, sa charité et la pertinence de ses jugements sans oublier la sincérité de sa foi : Jean Lemercier, dit le Sage.
— Je ne sais plus que faire, murmura messire Jean en regardant tour à tour ses voisins et compagnons d’infortune.
Ils attendaient, ils ne savaient quoi, luttant contre le désespoir, prêts à tout pour peu qu’on leur assurât qu’il subsistait une chance, aussi minime fût-elle.
— C’est qu’les gens du bailli ont pas fait d’étincelles, commenta Nicol Paillet, un maître fèvre 3 très à l’aise.
Sous des dehors rustauds, Paillet était loin d’être sot. Il avait supporté avec dignité les rumeurs qui avaient couru après le départ de sa femme, qui s’était amourachée d’un vendeur ambulant de dentelles et autres colifichets. Il va sans dire que – comme fréquent en pareil cas – lesdits cancans avaient pris pour cible sa virilité – sans doute chancelante – et la lassitude qu’en avait conçue son épouse. De fait, on ne connaissait nulle maîtresse à Paillet. Un étonnement pour tous. Plutôt que d’y voir une belle tempérance, l’effet de la piété ou de l’amour, ses congénères de la gent forte avaient préféré y lire une probable impotence, expliquant la fugue de la belle Jeanne Paillet, dont les courbes bien placées et le rire de gorge avaient fait saliver de concupiscence bon nombre. Déçu, bafoué, à l’évidence blessé, Nicol Paillet ne s’était plus consacré qu’au travail et à son fils unique, Géraud, âgé d’une vingtaine d’années, et dont tous se demandaient pourquoi ce beau parti n’avait toujours pas pris femme. Peut-être le départ honteux de sa mère l’avait-il échaudé. C’était du moins la théorie avancée par les uns et les autres.
— Pour sûr ! Le seigneur Herbert a pas grand-chose à faire de notre p’tite province, renchérit Agnan Mortabeuf, un orfraiseur 4 dont la délicatesse de point était réputée jusqu’aux belles dames exigeantes de Paris.
Contrairement à Paillet, Mortabeuf n’avait pas inventé l’eau tiède. Mais, plutôt conciliant, ne cherchant jamais la querelle et assez heureux de vivre, il s’entendait avec tous, aidant volontiers les uns et les autres si, toutefois, cela n’allégeait pas sa bourse fort pourvue.
— Il ne nous faut pas juger ainsi, temporisa Jean. Monseigneur Herbert n’a peut-être pas compris l’épouvante dans laquelle nous nous débattons depuis des mois.
— Selon vous, elle ne lui aurait pas tout expliqué de notre cauchemar ? s’inquiéta Thierry Lafleur, un riche loueur de chevaux et d’attelages.
De tempérament inverse à celui de Nicol Paillet, on aurait dit que Lafleur se complaisait dans les ragots. Il était de ceux qui prêtent toujours une oreille attentive aux clabaudages, certains qu’il n’existe pas de fumée sans feu. Il voyait des calculs, des ruses et des manquements chez tous, sauf chez lui, bien sûr. Pourtant, d’aucuns s’étonnaient, en discrétion, de sa très rapide fortune. Lafleur, qui ne possédait
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