Aesculapius
dans la cuvette de grès posée sur une petite table bancale. Un sourire lui vint lorsqu’il détailla les jolies volutes rouges qui se mêlaient avec lenteur à l’eau. Il poussa un soupir d’aise et se rajusta, satisfait et repu.
Il se rapprocha du lit en bataille, se pencha pour récupérer dans la cotte le denier tournois qu’il avait offert plus tôt, lorsque l’envie, le désir le suffoquaient. Inutile de perdre du bel argent, d’autant qu’un autre se ferait fort de le récupérer.
Il regarda la chose étendue sur le drap trempé de sang. Elle lui avait permis de passer un moment enivrant, dont il avait savouré chaque seconde, en dépit du fait qu’il avait été contraint de la bâillonner pour que ses hurlements n’ameutent pas son souteneur de la maison lupanarde. Il ôta de sa bouche le tampon de chanvre gluant de salive et le fourra dans sa bougette, tout comme le long griffoir dont il serrait les sangles autour de son poignet lorsque la fille le pensait endormi après le plaisir et qu’elle commettait la grave erreur de lui faire les poches en discrétion.
Il détailla les lambeaux de visage qui pendaient sur son cou, le ventre fendu de haut en bas, les viscères joliment étalés sur ses seins, griffés et déchiquetés eux aussi. De magnifiques blessures, profondes, sanglantes.
Il se sentait si bien, si plein de son pouvoir sur les êtres qu’il se serait volontiers endormi contre ce corps encore tiède, mais il devait rentrer au plus vite. Il devrait se méfier, ne pas étaler son immense satisfaction.
Quel dommage qu’elle ne dure jamais très longtemps. Bah, ça n’était pas les puterelles qui manquaient !
XIX
Château de Saint-Ouen-en-Pail,
août 1306, au même moment
L éon avait découvert Julienne d’Antigny dans la bibliothèque. Y lisait-elle ou y bavardait-elle en compagnie de messire Évrard Joliet, le bibliothécaire-copiste de la baronne, une jolie main pour un laïc ? Au fond, Léon comprenait le besoin de compagnie de la jeune femme et la plaignait un peu, bien que sa geignardise l’agaçât. La mort de son frère Hugues, trois ans auparavant, ne l’avait pas trop affectée tant il se préoccupait peu d’elle, si fasciné et amoureux de Béatrice qu’il était. En revanche, ce trépas brutal, un accident de chasse, l’avait laissée encore plus solitaire qu’auparavant. Elle demeurait la dernière de sa lignée directe. Julienne, âgée de vingt-cinq ans, un âge déjà avancé pour une donzelle, était toujours fille, de maigres biens, de peu d’esprit, de vilaine figure, et il n’y avait donc plus aucune chance qu’on lui trouvât un époux.
— Madame, la baronne ma maîtresse vous demande de lui accorder le bonheur de votre présence, mentit le géant barbu en ajoutant pour lui-même « et tu as intérêt à obéir car elle est de méchante humeur ! ».
— C’est que je ne me sens guère en… forme, messire Léon, se plaignit la femme en envoyant un regard désespéré au bibliothécaire.
Celui-ci se sentit obligé de renchérir, bien qu’avançant avec prudence :
— Il est vrai, messire Léon, que madame Julienne grelotte de faiblesse depuis le matin. (Se tournant vers la cheminée, il ajouta :) Voyez, on a dû lancer un feu en dépit de la chaleur de la journée, tant le froid lui rampait dans les os.
Léon détailla le sieur Évrard. Le Joliet 1 portait son nom. Un peu rond sans être replet, de taille moyenne, de manières douces et affables, il avait un visage plaisant d’adolescent, bien qu’ayant dépassé la trentaine. Le fin duvet blond qui couvrait son crâne, ses grands yeux bleu pâle, son nez menu lui donnaient l’air d’un poussin étonné. Sans doute s’ennuyait-il lui aussi, tel un rat en cage, puisque la lecture n’avait jamais été la passion de la baronne, et encore moins de son mari avant elle. La bibliothèque avait été conçue et enrichie avec amour par feu la mère du baron Hugues, une belle et bonne dame qui avait supporté sans se plaindre la tristesse du mariage imposé avec un homme qu’elle n’avait guère aperçu, sauf pour lui faire trois enfants et panser ses blessures. Elle s’était donc réfugiée dans les livres et l’érudition. Par respect pour sa mémoire, son fils avait entretenu son trésor et Béatrice avait pris la relève.
Parce qu’il les plaignait tous deux un peu, le géant barbu répondit d’une voix plus amène que celle qu’il eût réservée à
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