Aesculapius
avantage, du moins pour eux, est qu’ils sont presque immangeables. Piètres au goût et bourrés de petits os. (Elle sourit et ajouta :) De surcroît, superstition tenace, on les associe à la mort, au mauvais sort, à l’au-delà. Ils font donc peur. Avouez que c’est l’accessoire idéal pour une femme telle que moi. Cela étant, j’adore Arthur. Il est très affectionné. Plus important, il renifle nos ennemis encore mieux que moi. Justement…
Elle s’interrompit et le dévisagea avec une intensité déplaisante.
— Justement ?
— C’est pour cela que j’attendais avec impatience votre venue, que j’avais prévue depuis des mois, avant même que vous ne vous mettiez en route. Avant même le brasier. Une jeune femme a pleuré dans la foule. Vous l’avez faite sœur d’un instant pour ses larmes. Je me trompe ?
L’émotion, l’appréhension serrèrent la gorge de Druon qui parvint à articuler :
— Votre pardon ?
— Peu importe… Je revis des morceaux de vos souvenirs, de vos futurs possibles. Une ombre malfaisante est sur elle. Toute proche. Ici, peut-être.
— Ne pouvez-vous la préciser ? Vous êtes mage.
Igraine hocha la tête en signe de dénégation. D’une voix un peu amère, un peu défaite, elle avoua :
— Je vous l’avoue, preuve de la confiance que je place en vous. Mes pouvoirs de divination s’affaiblissent depuis des années. De jour en jour. Votre monde ne me convient pas. Il me faudra bientôt le quitter, à moins d’accepter d’y dépérir tout à fait. Je ne puis prévenir Béatrice de mon prochain départ. Elle y verrait un abandon alors qu’elle se débat au milieu de l’épouvante. Nos histoires à toutes deux sont si… liées qu’elles ne se sépareront jamais tout à fait, par-delà la mort ou les siècles. Cela étant, j’ai toujours su, alors même qu’elle me sauvait des flammes, que je la devrais quitter un jour. Pour son bien et le mien.
— Que deviendra-t-elle sans vous ? Malgré ses mouvements d’humeur à vos impertinences, j’ai bien senti que vous la rassuriez.
— Sans doute, messire mire. Toutefois, je lui porte également préjudice, à mon corps défendant. Je les terrorise, toutes ces têtes de son du village ou d’ailleurs. Ils ne savent au juste ce que je peux. Ils s’en prendront donc à elle plutôt qu’à moi. C’est aussi pour cela que je dois me retirer de votre monde. Pour la préserver.
— Existe-t-il un monde, ailleurs, qui soit le vôtre ? s’enquit Druon qu’une peine diffuse et étrange avait envahi.
Un sourire infiniment triste étira les lèvres de la mage.
— Je l’ignore, mire. C’est toute la beauté du départ. Toutefois, il s’agit de l’occasion rêvée de vérifier si ma certitude, celle des miens, est fondée : je vous le répète, il existe tant de futurs possibles qu’il convient de ne jamais trop s’attacher au présent.
Druon ne comprit pas.
Igraine tourna les talons, se ravisa et lui lança sans le regarder :
— L’ombre est multiple. Son vœu est de frapper Béatrice de tous côtés afin qu’elle ne puisse se relever. Elle veut sa mort et son déshonneur… Quant à vous, jeune miresse, vous cherchez une large pierre, d’une eau incomparable, aussi rouge que le sang qu’elle a fait verser… dont celui de votre père. Vous la trouverez un jour et ce jour-là, prenez garde à vous. Méfiez-vous de la femme très belle, très malfaisante. Surtout, méfiez-vous de vous-même. Allez à l’est, c’est de là que votre quête se poursuivra. J’insiste : méfiez-vous de vous-même ! Vous êtes votre pire ennemi.
Elle disparut tel un spectre dans le sous-bois, pesant sur sa canne à bout ferré. Druon, lui, hésita. Et si la bête… la chose traînait dans les parages ? Si on l’avait suivi depuis le village ?
L’envie de sommer Igraine de s’expliquer, sur l’ombre, la pierre rouge, son sort, fut la plus forte. Il se lança à sa poursuite. En vain. Elle semblait s’être volatilisée en quelques toises.
1 - Magie noire.
XL
Église Notre-Dame, Alençon,
août 1306, le lendemain
E n dépit de sa peur, l’évêque Foulques de Sevrin tentait de conserver une attitude paisible. Il avait joint les mains en prière et posé ses poignets sur le rebord du luxueux bureau afin que son vis-à-vis ne constate pas qu’il tremblait. Assis très droit dans son fauteuil, l’Éminence se contraignait à respirer avec lenteur, alors que son cœur cognait
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