Aesculapius
Séverin Fournier s’abattit sur la table avec une telle violence que tous sursautèrent. Pour la première fois, il leva le ton et explosa :
— Et tu ne pouvais pas prévenir la ferme ? On serait allé lui porter main-forte, moi, tes frères, les valets ! On l’aurait crevée, la créature !
— Non, Basile… il… était déjà mort. (Elle s’essuya les yeux d’un revers de main et avoua :) Ses cris… Ah, mon Dieu, des hurlements affreux… ont cessé bien avant que je ne rejoigne ma chambre.
— Mademoiselle, insista Druon, l’avez-vous vue, la bête ?
Elle acquiesça d’un mouvement de tête en serrant le petit crucifix d’argent pendu à son cou par un ruban.
— Décrivez-la-nous, je vous en supplie.
— Énorme… Bien plus grande que mon père. Bien plus colossale qu’un ours… Des griffes horribles, longues et acérées comme les dents d’une fourche.
— Avez-vous vu ses yeux ?
— Oui… Des yeux cruels, verts, luisants… De gros yeux, très verts.
— Avançait-elle à quatre pattes ?
— Je ne sais… Lorsqu’elle s’est jetée sur nous, elle se tenait sur ses deux pattes arrière, les pattes avant levées, prêtes à frapper. Nous n’avons rien entendu, monsieur, pas un seul bruit d’approche. Soudain, elle a fondu sur nous, comme surgie de nulle part.
— Peut-être étiez-vous trop… occupés à autre chose, suggéra maîtresse Fournier d’un ton acide.
— Non pas, ma mère, je vous jure ! Basile m’a juste embrassée… Il m’a crié de fuir, d’aller prévenir la ferme… Je me suis sauvée… Mon père, je n’aurais rien pu faire, elle m’aurait tuée aussi…
Léon intervint :
— Votre demoiselle a raison, maître Fournier, avec tout mon respect. Ce jeune Basile a été fort brave. Cependant, il n’avait aucune chance. Il a sauvé votre fille d’un horrible trépas.
— Justement. Si elle ne lui avait pas accordé cette rencontre, il serait toujours en vie. Pauvre garçon…
— Dieu seul le sait.
— Nous avez-vous tout raconté, mademoiselle, reprit Druon, le moindre détail ?
Elle hocha la tête et précisa :
— Je ne l’ai vue qu’un bref instant. J’ai… Mon Dieu, j’ai eu si peur… J’ai couru comme une folle à travers champs.
— Vous a-t-il semblé qu’elle vous poursuivait ?
— Non.
— Eh bien… Je vous remercie de ces informations qui en confortent d’autres.
Lucie lança un regard éperdu à son père. Il déclara d’une voix sévère et lente :
— Tu resteras confinée un mois dans ta chambre. On t’y portera tes repas et de quoi procéder à ta toilette.
— De grâce, mon père… je…
— Il suffit ! Je veux que tu mettes ce temps à profit afin de prier pour le salut de Basile, te repentir et demander pardon à Dieu. Les belles étoffes et les frivolités que ta mère devait t’offrir lors du prochain marché au drap sont supprimées. Basile est mort dans d’horribles circonstances… Tu peux faire avec tes vieilles robes, c’est le moins. Dans ta chambre, aussitôt.
Lucie jeta un regard de panique à sa mère, qui ne desserra pas des lèvres. La jeune fille obtempéra après une révérence.
Druon se leva, imité par Léon. Ils prirent congé du couple, fort embarrassés d’avoir été à l’origine de la punition de Lucie.
Séverin Fournier parut réfléchir puis proposa :
— Je vous raccompagne jusqu’au porche.
Ils traversèrent l’immense cour carrée, dallée de pavés qu’entouraient de vastes dépendances, écuries, laiterie, porcherie, bûcherie. Juste sous les toits de tuiles s’ouvraient de minuscules arches : les pigeonniers d’ornement, les fermes n’ayant pas le droit d’élever de pigeons, privilège réservé aux couvents et aux seigneurs. Fournier tergiversait. Après un claquement de langue, il se décida, son embarras évident :
— Je fais peut-être mal de l’évoquer… Un détail me trotte par l’esprit… depuis ce pauvre père Henri.
Ils s’étaient immobilisés et Druon attendait, sans mot dire de crainte que l’autre ne se ravise. Cherchant ses mots, Fournier reprit :
— Le père Henri voulait faire sortir la… créature de sa tanière. Il voulait la pousser dans ses retranchements, certain que sa robe le protégerait. C’était un homme bon, sans doute d’un peu faible jugement. Mais… pourquoi là-bas ?
— Là-bas… ?
— Où on a retrouvé son corps défiguré, éviscéré.
— Que voulez-vous
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