Aïcha
Lui pour l’éternité ! De toute son existence, Omar ibn al Khattâb n’oeuvra qu’à Sa gloire. Et malgré sa détestation des femmes, il m’a respectée et m’a même soutenue quand d’autres ne voulaient que ma chute.
Ce matin-là, Omar avait accablé sa fille de ce mépris profond, proche de la folie, qu’il éprouvait pour nous, les femmes, mères, filles, épouses, soeurs, tantes, cousines, esclaves et servantes.
Sans doute avait-il appris que Muhammad n’avait pas partagé la couche d’Hafsa. Il en avait tiré l’occasion de ses reproches :
— Déjà tu lasses tant l’Envoyé qu’il délaisse ta couche ! avait-il hurlé. Je m’en doutais. Qui peut supporter ton caractère ? Tu ne sais pas tenir ta place. Il faut toujours que tu l’irrites avec tes discours et ton arrogance de femelle ! Si au moins on pouvait te coudre la bouche, voilà qui enchanterait Allah !
Longuement, et avec des mots que je préfère ne pas répéter, Omar avait reproché à sa fille de tout ignorer du plaisir des hommes. Une pure calomnie quand on sait le bonheur et l’habileté d’Hafsa aux jeux de l’amour.
Omar cherchait à ébranler sa fierté de femme. Il voulait nous punir d’avoir été chargées par notre époux de trouver des arguments dans sa dispute avec les rabbis.
— Mon père prétend que les femelles ne doivent servir qu’au lit et aux cuisines, gémit Hafsa, sanglotant encore. Il m’a dit : « Dieu n’a pas accordé la parole à Abraham et à Moïse pour que les textes sacrés deviennent un bavardage de femmes. Vos pensées sont néfastes ! Vos mots stupides ! Les conseils des épouses ou des mères ont toujours conduit les hommes au désastre. Et maintenant l’Envoyé est entre vos mains ! Celles de Fatima, les tiennes et celles d’Aïcha. Rien de pire ne pouvait lui arriver ! Seul un homme faible peut se comporter ainsi… »
Hafsa était bouleversée. Elle avait compris que, si son père ne l’avait pas frappée, c’était seulement par crainte que notre époux en voie les marques et se juge en droit de le châtier.
Il me fallut la masser, la caresser et lui faire boire une mixture d’herbes apaisantes pour qu’elle recouvre toute sa conscience. Alors ses mains agrippèrent mon bras comme pour le tordre et me nouer à elle. Collant ses lèvres à mon oreille, elle murmura dans un souffle ardent :
— Aïcha ! Mon père doute !
— Hafsa, ton père est qui il est. Il ne nous aime pas. Mais il aime Dieu plus que sa propre vie. Tu le sais.
— Écoute-moi ! Il n’y a qu’à toi que je peux le dire. Mon père ne doute pas d’Allah. Il doute de notre époux…
— Hafsa, es-tu folle ? Douter du Messager, c’est douter du Tout-Puissant !
— Tais-toi, laisse-moi parler. Quand mon père m’a accusée de mal conseiller notre époux, j’ai voulu me défendre. J’ai dit : « Qui sait mieux que l’Envoyé ce qui est bien ou mal ? Qui possède un meilleur jugement que celui qui est visité par l’ange Djibril ?» Mon père a crié encore plus fort. Il s’est déchaîné et m’a répondu : « Tu ne sais pas voir, pauvre sotte !» Oh, Aïcha ! Mon père croit que notre époux ne sait plus discerner le bon chemin. Il dit : « ‘Abdallâh ibn Obbayy est un fourbe immonde, mais même un fourbe immonde peut proférer une vérité sans le savoir. À Uhud, il ne fallait pas aller devant les Mekkois. Seulement voilà, l’Envoyé a écouté les exhortations de sa fille. On connaît le résultat. Depuis la défaite, il suit vos conseils au lieu de nous consulter, nous, ses vieux compagnons. Cela prouve qu’il a perdu sa clairvoyance. Et maintenant le voilà qui s’obstine à ne pas tirer le glaive ! Jusqu’où cela ira-t-il ? Est-il si sûr qu’Allah, qu’il soit tout-puissant dans l’éternité, exige de nous tant de peine ?»
Comment dire le poids qui soudain écrasa nos nuques ? Que devions-nous faire ? Nous taire ou prévenir notre époux ?
Dire le vrai et risquer la fitna [19] entre ceux qui jusque-là étaient unis comme les doigts de la main, et depuis si longtemps ?
Nous taire, n’était-ce pas laisser le venin des mots et des doutes détruire notre époux et attirer la colère d’Allah ?
Je dis :
— Aux autres, à toutes les autres, et même à Barrayara, pas un mot ! Nous ne devons rien faire ni rien montrer tant que Dieu ne nous aura pas indiqué la voie. Hafsa, tu ne dois pas même parler de la colère de
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