Aïcha
regards des uns et des autres sans la considération qu’on leur doit ? Qu’elles s’adressent et même se disputent avec les hommes de Madina qui traînent dans ta cour sans que ton respect en soit entaché ? Ne peux-tu mettre de l’ordre dans ta maisonnée pour qu’elle redevienne un exemple ?»
Un frisson glacé me parcourut.
— L’Envoyé a pâli, poursuivit Talha. Il savait où voulait en venir Omar. Avec douceur, il lui a répliqué : « Les paroles d’Allah ne se retirent pas de ma bouche, Omar, même quand elles ne te plaisent pas. – Ô Apôtre, cela, je le sais. Tout autant que je sais que des milliers de combattants se massent chez les Mekkois pour nous abattre. Si les paroles d’Allah ne peuvent se retirer, moi je peux me retirer d’une bataille où je ne me sentirais pas soutenu. »
Ainsi, je ne m’étais pas trompée ! Omar n’hésitait pas à laver l’affront d’Omm Salama en menaçant notre époux.
— Qu’a répondu l’Envoyé ? demandai-je à Talha.
Il ne put me le dire : Muhammad s’approchait de l’escalier.
Je courus à ma place parmi les épouses et les servantes. Avec elles, j’entendis le hidjab tomber sur nous.
— Ô vous qui croyez, lança le Messager d’Allah,
N’entrez plus dans les appartements du Prophète
Quand il ne vous y invite pas.
Il ne sera fait aucun reproche aux femmes du Prophète
De se tenir derrière un hidjab
Si vous n’êtes ni père, frère, fils de leurs frères ni femmes de tous ceux-là.
Et quand vous vous adressez aux épouses derrière les cloisons,
Nul besoin de longues discussions,
Allah est informé de vos curiosités inutiles,
Elles blessent Son Prophète [22] .
Quatrième rouleau
Ruses et trahisons
Sous les voiles
1.
Il y a trois jours, comme chaque matin, je me levai à l’heure du muezzin. Comme chaque matin, je songeais aux mots qui attendaient à la pointe de mon calame. Aussitôt, un vertige me prit. Je vacillai et retombai sur ma couche. Étrangement, la nuit était revenue sur moi.
Du moins le crus-je un court instant. Avant de me rendre compte que mes yeux étaient bien ouverts. Ouverts… et aveugles.
La peur me saisit à la gorge. Je criai. Un hurlement de sauvage. Comme s’il pouvait faire fuir l’ennemi : la mort.
Peut-être ce cri fut-il utile. Le souffle revint soudain dans ma poitrine. Un souffle sec et dur, comme celui qui réduit les rochers en poussière.
Les servantes accoururent.
— Mère des Croyants ! Mère des Croyants ! Qu’as-tu ? Es-tu malade ?
Je les repoussai sans ménagement. Leurs herbes et leurs potions ne pouvaient rien contre ce qui me mettait à genoux. Qu’elles me pardonnent si je les ai blessées par ma colère. J’avais besoin de cette colère. Je connais mon mal mieux que personne : c’est le poids du passé. Il me pèse tant qu’il brise mon trop vieux corps.
Allah le sait, Lui qui l’a voulu.
Ô Toi, Seigneur clément, quel fardeau as-Tu posé sur mes épaules ! Combien de fois n’ai-je espéré tout oublier et avoir une tête vide, comme tant d’autres ?
Et mon coeur, aussi ! Sans le souvenir des douleurs, des fautes et des épreuves que nos faiblesses et nos âmes petites nous ont infligées.
Ô Allah, Maître de l’invisible et du visible [23] , n’est-ce pas assez d’avoir à affronter, jour après jour dans l’aujourd’hui, de nouvelles fautes, de nouvelles malfaisances, les mille preuves de nos ruses, de nos trahisons et de notre goût pour le mal ? Faut-il que, de surcroît, la mémoire de nos errements vienne surcharger ces malheurs ?
Mais je sais.
Tu as déjà répondu. Je m’en souviens.
C’était à Madina, il y a cinquante-deux années. Dans ma chambre, la voix de l’ange Djibril disait : « Oyez, adhérents d’Allah, personne ne subit de malheur en dehors de la volonté d’Allah. Il est au courant de tout et dirige les coeurs comme Il dirige la droiture de Son Prophète. Ô vous, les Croyants, ne gémissez pas de trouver des concurrents sans limite ni respect jusqu’au coeur de vos maisons. Sachez pardonner et être indulgents comme Allah peut l’être, Lui le Miséricordieux [24] . »
Oui, Dieu sait ce qu’il veut.
Je priai toute la journée pour que la nuit de mes yeux se lève. Sans résultat. Au milieu du jour, alors que le soleil inondait le monde de sa lumière sans que je puisse la contempler, ce fut le vieux passé qui revint contre mes paupières.
Je revis le visage de
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