Alias Caracalla
jugement et sa culture étendue. Il parle peu, mais toujours à propos.
Ce matin, je le questionne sur les raisons de son
départ. Généralisant hâtivement, j’affirme avec fougue : « Nous nous sommes tous levés pour sauver la
France. » Il me considère avec un sourire exaspérant
et manifeste son désaccord. À l’exception de Berntsen,
Laborde et Marmissolle, je n’ai pas eu d’échange véritable avec les autres. Lui si, et il a raison.
Depuis le départ, il a parlé aux uns et aux autres.
Il m’étonne par la sûreté de son jugement sur ces
garçons dont je confonds encore les noms. Peu à
peu, j’abandonne ma prévention. Sous son aspect
assuré se cache une timidité teintée de réserve aristocratique.
« Tu es enthousiaste, me dit-il, et tu t’imagines
que les autres te ressemblent. Tu te trompes. Le discours patriotique que tu as débité le soir du départ
était ridicule. Je n’ai pas voulu te faire de la peine,
mais si nous n’avions pas été aussi perdus après
avoir tout quitté, tout le monde t’aurait ri au nez.
Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais tu es le
seul que ses parents ont accompagné. Certains sont
partis de chez eux sans prévenir personne. »
Après un instant de mutisme partagé, il reprend :
« Notre seul lien est le silence. Toi, tu te crois
déjà à Verdun. Eux vivent depuis trois jours sur le
maïs, ignorent ce qui les attend en Grande-Bretagne
et se demandent ce qu’ils vont faire là-bas.
— Crois-tu qu’ils veuillent rentrer en France ?
— Ça dépendra des circonstances de notre arrivée, de notre cohésion là-bas, de la force du respecthumain : ne pas se dégonfler devant les autres lors
de la signature de l’engagement. »
Puis, après un nouveau silence : « On a tant de
difficulté à savoir qui on est et ce qu’on veut à notre
âge. Il n’est pas surprenant qu’on ne comprenne rien
aux autres. »
Je ne réponds pas, craignant de passer pour un
hurluberlu à ses yeux. Un marin me tire d’embarras
en me hélant de la passerelle.
Il est environ 5 heures de l’après-midi. Après une
courte attente, le capitaine sort de la cabine et
m’annonce que l’armistice est signé entre la France
et l’Allemagne, pas encore avec l’Italie. Je ne comprends pas l’intérêt de cette information, qui ne me
concerne plus. L’abdication imposée par Pétain n’est
pas un événement, même si elle consacre le plus
radical désastre de l’histoire de France.
Le capitaine me déclare qu’il a entendu avant-hier,
22 juin, sur la BBC, un certain général de Gaulle
lancer un appel à la guerre à outrance : Est-il toujours ministre de Pétain ? Il ne sait me répondre.
C’est en tout cas à la fois la preuve qu’en dépit de
l’armistice l’empire poursuit les hostilités et le signal
que nous attendons tous.
Je rapporte aussitôt la nouvelle à mes camarades.
Ils sont sur le pont, hypnotisés par la lente apparition de la terre. Spectacle plus extraordinaire en cette
heure que mes informations inconsistantes.
À mesure que le bateau avance, je distingue des
falaises, puis des prairies semées de maisons blanches. Je ne reconnais pas le paysage de la Grande-Bretagne, triste, pluvieux, noirâtre, décrit par monprofesseur d’anglais, il est vrai d’origine écossaise.
Au contraire, j’aperçois une côte verdoyante dorée
par le soleil. Dans la lumière dansante de l’été, elle
rayonne d’un charme semblable à celui de la côte
basque.
Et si l’Angleterre n’était pas la sombre caricature
honnie depuis mon enfance ? Le capitaine m’a indiqué le nom de ce port aux maisons minuscules :
Falmouth.
En fin d’après-midi, le cargo jette l’ancre au milieu
de la rade. Après une longue attente, une vedette
des autorités portuaires accoste et repart quelques
instants plus tard avec les papiers de bord. S’ensuit
une interminable attente. Et si les Anglais refusaient
de nous accueillir ?
Je me souviens de scènes pénibles, à Pau, après
l’annonce de la capitulation du roi des Belges. Dans
la rue, les passagers des voitures immatriculées en
Belgique étaient insultés. La population refusait de les
héberger, de les nourrir et se jouait d’eux en ricanant.
Certains se vantaient de leur vendre 5 francs une
carafe d’eau du robinet : le prix d’un repas !
Ce 24 juin, jour de mon arrivée en Angleterre, la
trahison de la France à son égard est consommée.
Nous sommes
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