Alias Caracalla
nous accepterions de l’aider dans les opérations de change.
Chaque réfugié a le droit de changer l’équivalent
de 20 livres au taux avantageux de 176 francs par
livre, soit 3 520 francs. « Si vos camarades et vous-même ne possédez pas le montant autorisé, pouvez-vous compléter pour moi quelques livres à ce taux ? »
Je calcule le montant des sommes en possession de
chacun, inscrit sur la fiche rédigée à Bayonne. Total :
18 300 francs pour les dix-sept garçons, soit un peu
plus de 1 000 francs en moyenne pour chacun. Nous
pouvons donc changer 17 000 francs pour Schwob.
Pour nous remercier, il verse après les opérations
2 000 francs de commission à notre cagnotte, que je
répartis entre mes camarades, privilégiant les plus
démunis.
Mes démarches me permettent de visiter le collège
et de prendre contact avec ses occupants. Il grouille
d’une population hétéroclite de plus de trois mille
réfugiés : nous ne sommes pas les seuls à fuir la
France. Au repas de midi, au milieu d’une interminable file d’attente, je profite de l’occasion pour engager la conversation avec quelques-uns d’entre eux,
en particulier les jeunes.
Depuis Bayonne, nous, les dix-sept, vivons repliés
sur nous-mêmes, concentrés sur un but unique :
faire la guerre. Naïvement, nous avons cru en arrivant ici que tous les réfugiés d’Anerley partageraient
notre idéal. Quelques heures suffisent à nous détromper. Cela tient en partie à la nationalité des internés,qu’un premier coup d’œil ne nous avait pas permis de
discerner.
L’un d’entre nous, nommé Tritschler, arrivé depuis
quelques jours, dresse un rapide état des lieux : « Il
y a relativement peu de Français, cinq cents environ, presque tous des adolescents, étudiants pour
un bon tiers. Les étrangers, lorsqu’ils sont belges et
hollandais, sont en général plus âgés que nous, entre
trente et quarante ans, beaucoup d’hommes de la
mer, marins de commerce ou pêcheurs. Ils ont pour
la plupart suivi les troupes lors de l’évacuation de la
poche de Dunkerque. Mais on rencontre aussi des
Juifs de toutes nationalités et de tous âges, en majorité d’Europe centrale, et bon nombre de républicains espagnols qui s’étaient réfugiés en France et
étaient rassemblés dans les camps du Sud. Peu de
femmes, sauf parmi les Juifs et les Espagnols. »
La plupart des hommes souhaitent travailler en
Angleterre, et quelques-uns partir au Canada ou en
Amérique. Quant aux femmes, certaines ne sont intéressées que par l’amour, ce qui les rend entreprenantes, spécialement à l’égard des jeunes. Henri Beaugé,
jeune Breton, lui aussi arrivé quelque temps auparavant, m’en fournit l’explication : « Il paraît que les
quelques femmes du camp sont les prostituées des
bobinards de Brest et de Cherbourg. De bonnes
filles, d’ailleurs, qui sont prêtes à s’engager. »
J’apprends que la majorité des garçons, presque
tous français, hésitent sur leur destination ou souhaitent rentrer en France. Le premier que j’interroge
pour savoir s’il a des informations sur le général qui
organise une armée française, me répond : « Pour
quoi faire ? Perdre de nouvelles batailles ? » Je me
récrie : « Mais non, pour préparer la revanche. » Ma
réplique a le don de transformer son ricanement enmépris. Comme la plupart de ses camarades, il
espère rentrer en France « dès qu’on y verra plus
clair », ce qui lui semble imminent puisque Pétain a
signé l’armistice hier. Pourquoi donc est-il venu ici ?
Selon Beaugé, les interventions du maréchal
Pétain, dont la presse anglaise se fait l’écho, ont un
effet considérable : « Si le “redressement moral” n’est
pas lié à la poursuite du combat, il risque fort de
désarmer tous ceux qui pourraient et voudraient
s’engager. » Il a repéré la source d’une position plus
radicale : « Il s’est formé dans le camp un petit
groupe qui se dit le “parti démocrate d’Anerley”. J’ai
évoqué devant eux la possibilité de servir dans les
armées anglaise ou canadienne, à moins que l’“affaire
de Gaulle” ne se précise. J’ai essuyé des regards de
commisération. »
Heureusement, il y a des exceptions. Quelques
volontaires souhaitent s’engager dans l’armée britannique ou dans l’armée canadienne. La raison invoquée est généralement la suivante : « Il vaut mieux
gagner la guerre dans une
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