Amours Celtes sexe et magie
Béroul, qui raconte la navigation de Tristan et d’Yseult en direction des Cornouailles, est très précise sur l’épisode du philtre, celle du roman en prose du XIII e siècle, qui a peut-être été édulcorée, l’est beaucoup moins et prête à une tout autre interprétation. Selon Béroul et ses continuateurs ou traducteurs, la scène se passe de la façon suivante : comme il fait très chaud, Yseult demande à sa suivante Brengaine de leur servir à boire à Tristan et à elle-même. Brengaine obéit, mais elle se trompe et leur fait boire le fameux philtre. Dès lors, les deux héros se sentent saisis par un violent amour auquel ils ne peuvent résister : ils consomment leur union immédiatement, dans la nuit de la Saint-Jean, date qui n’a sûrement pas été choisie au hasard par le narrateur (60) . Mais c’est donc à la suite d’une erreur involontaire que Tristan et Yseult absorbent le philtre magique que leur présente Brengaine (61) .
Or, dans le roman en prose, on comprend très bien qu’Yseult demande à sa suivante de se tromper de hanap et de leur faire boire le « vin herbé » qui était destiné à Mark et à elle-même, le soir de leurs noces. Yseult, ce faisant, force le destin : puisque Tristan ne l’aime pas, ou tout au moins fait semblant de ne pas l’aimer, elle va l’obliger à accepter son amour. À ce moment-là, il n’est pas douteux que le philtre est le strict équivalent du geis de mort et de destruction que lance Grainné sur Diarmaid – et bien sûr, celui que Déirdré lance sur Noisé, fils d’Usnech. Dans une version christianisée comme celle de Béroul, il était impossible de recourir à une incantation magique héritée des temps les plus lointains du druidisme. Et cela permettait d’innocenter complètement les deux héros : s’ils s’aiment, ce n’est pas de leur faute, c’est à la suite d’une erreur involontaire. D’ailleurs, dans tout le récit de Béroul, il est répété constamment que « Dieu protège les amants », bien qu’ils soient tous deux en état d’adultère caractérisé et indéniable. De plus, dans la version de Béroul, l’effet du philtre sera limité à trois ans (62) , tandis que dans la version dite « courtoise », écrite par Thomas d’Angleterre un peu plus tard, cet effet est sans limite : Tristan et Yseult s’aimeront éternellement, ce qui est certainement plus conforme aux récits irlandais, et donc à la trame primitive.
De toute façon, la provocation d’Yseult, consciente ou inconsciente, comme celle de Grainné, a parfaitement réussi, encore mieux même pour Yseult, parce que la concrétisation de leur amour se concrétise immédiatement par un rapport sexuel, qui est décalé dans l’archétype irlandais. Certes, le philtre, comme l’incantation de Grainné, est l’élément primordial par lequel l’homme aimé se révèle à lui-même. Tristan, comme Diarmaid aimait en secret, mais sans vouloir aller jusqu’au bout, peut-être par sens du devoir, peut-être par une certaine lâcheté, mais en fait surtout par une certaine angoisse que suscite la femme ; Tristan se réveille brusquement, mais lui ne se perd pas dans des raisonnements sociaux ni moraux : il va directement au but. Il est quand même assez surprenant de constater que c’est dans la version christianisée que se déchaîne ainsi la « passion » longtemps endormie de l’amant potentiel.
L’épopée de Tristan et Yseult, entièrement celtique à l’origine, est fort significative. Mais est-elle à l’image de notre monde occidental, marqué par la morale méditerranéenne et, ne l’oublions pas, chrétien , avec quelques souvenirs empruntés aux traditions plus anciennes ? Il semble bien qu’on ait voulu, au XII e siècle, faire de l’épopée de Tristan et Yseult la justification de l’adultère, comme si celui-ci était une nécessité dans une société basée sur un mariage monogamique exclusif, à moins que ce ne soit la justification d’un certain masochisme (le Liebentodt , littéralement « mort d’amour », si cher à la tradition germanique et parfaitement repérable dans l’opéra de Richard Wagner) qui transparaît dans le romantisme allemand et qui s’est répercuté ensuite sur l’ensemble de l’Europe intellectuelle. On connaît la fameuse réflexion de Paul Claudel dans une lettre à Jacques Rivière : « Combien les fumées romantiques de l’amour purement charnel
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