Amours Celtes sexe et magie
et les braiements de ce grand âne de Tristan me paraissent ridicules ! L’amour humain n’a de beauté que quand il n’est pas accompagné par la satisfaction. » Visiblement, Claudel n’a rien compris – ou n’a pas voulu comprendre – ce qui fait la force révolutionnaire de cette légende.
Il n’est pas le seul. C’est à travers la vision romantique d’un passé disparu que sont tombés dans le piège la plupart des adaptateurs et des commentateurs de la légende de Tristan, Denis de Rougemont en tête, qui pourtant, témoigne d’une grande finesse et d’une grande lucidité dans son ouvrage fondamental, L’Amour et l’Occident (63) . Il écrit notamment : « Le succès prodigieux du Roman de Tristan révèle en nous, que nous le voulions ou non, une préférence intime pour le malheur. » Certes, il n’y a pas d’amour heureux, mais on est ici en plein dans la mélancolie d’un René ou dans celle, beaucoup plus trouble d’un Gérard de Nerval, hanté par l’image d’une femme idéalisée en laquelle il confond sa mère, son Aurélia de rêve et la Déesse des Commencements, qui est aussi bien la Vierge Marie que l’Isis égyptienne revue et corrigée par les Grecs, ou encore la Pistis Sophia des Gnostiques.
Mais a-t-on réellement compris la portée de l’épopée de Tristan et Yseult, surtout en tenant compte de ses origines celtiques ? N’avons-nous pas projeté sur elle des préoccupations qui, pour être celles de la société occidentale romano-judéo-chrétienne, n’en sont pas moins fondamentalement opposées à celles qui agitaient ceux qui ont élaboré cette histoire d’amour impossible ? Denis de Rougemont dit encore : « On ne conçoit pas que Tristan puisse jamais épouser Yseult. » C’est donc une justification de l’amour libre, sinon de l’adultère considéré comme un des beaux-arts, comme on s’est plu à le répéter à l’époque des troubadours et de l’ amour courtois . Mais les arguments de Denis de Rougemont méritent qu’on s’y attarde. Il ajoute qu’Yseult est un personnage hors du commun : « Elle est le type de femme qu’on n’épouse point, car alors on cesserait de l’aimer, puisqu’elle cesserait d’être ce qu’elle est. Imaginez cela : Madame Tristan ! C’est la négation de la passion. »
Il y a quelque chose qui sonne faux dans cette interprétation. D’abord la passion y est confondue avec l’ amour . Ensuite, parce que tout cela est vu d’un seul côté : Yseult est certes mariée au roi Mark, et celui-ci, malgré son adultère, ne cesse pas de l’aimer. Le problème est qu’Yseult n’aime pas le roi Mark, pas plus que Grainné n’aime Finn mac Cool, et cela pour différentes raisons dont la principale est qu’elle a été mariée sans son consentement, donc en dehors de la coutume reconnue chez tous les peuples celtes qui veut que la femme choisisse librement son époux. À ce titre, Yseult, comme Grainné, est en révolte contre la société patriarcale qui l’a obligée à céder à une « loi des mâles » dont elle n’est évidemment pas responsable. Par derrière tout cela, on peut voir se profiler l’ombre de Lilith, cette prétendue première femme d’Adam, ignorée ou plutôt occultée dans la Bible hébraïque et chrétienne, mais dont la tradition juive rabbinique ne se lasse pas d’exalter la puissance magique supposée maléfique (64) .
L’épopée de Tristan et Yseult a été rédigée en pleine période triomphale du christianisme, ou plus exactement de l’Église catholique romaine qui se prétendait – et le prétend toujours – unique dépositaire du message évangélique. Or cette épopée est à contre-courant des impératifs dogmatiques de l’époque : la sexualité étant honnie et rejetée comme « impure », il fallait bien prendre en compte le comportement psycho-affectif des existants humains. D’où cette fureur d’amour mystique qui a fait vibrer la chrétienté pendant des siècles. C’était en fait canalyser l’énergie ainsi refoulée par le rejet de la sexualité biologique en l’orientant vers un but hautement spirituel. Tous les récits concernant Tristan et Yseult portent les marques de cette dichotomie entre la chair et l’esprit. Et Denis de Rougemont en arrive à dire : « Tristan et Yseult ne s’aiment pas […]. Ce qu’ils aiment, c’est l’amour, c’est le fait même d’aimer . Et ils agissent comme s’ils
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