Antidote à l'avarice
six ans plus tôt, avait décimé la main-d’œuvre, des lois imposaient des amendes assez sévères aux maîtres et aux travailleurs qui ne respectaient pas les tarifs assignés à chaque activité. Il y avait de grandes chances pour que cette petite bande d’hommes et de femmes d’allure très compétente fût surpayée, et autant de chances pour que chacun – homme, femme, enfant, maître – échappât aux conséquences.
— Je suis heureux que vous soyez si bien traités pendant trois semaines, dit Berenguer. Et je suis certain que votre bonne fortune ne vous fera pas oublier les pauvres.
Le meneur cligna de l’œil.
— Cela ne risque pas d’arriver, Votre Excellence, assura-t-il en retirant son bonnet.
À chaque colline, chaque tournant de la route et chaque borne milliaire, Ibrahim soupirait de plus en plus fort. Il haletait d’épuisement. Parfois il devait trottiner pour rester à hauteur de la mule. Maintenant il boitait.
— Qu’as-tu donc, Ibrahim ? lui demanda Isaac.
— Oh, maître Isaac, votre mule va d’un si bon pas que je ne peux la devancer pour la tirer.
— Eh bien, marche à côté et tiens-la par la bride.
— Papa, c’est ridicule, votre mule va si lentement qu’elle s’endort sur place. Et puis, Ibrahim, cesse de boiter et de soupirer.
— Oui, maîtresse, répondit Ibrahim en boitant de plus belle.
— Ibrahim, tonna alors une voix, fais ce que te suggère maîtresse Raquel. Tu vas tout à fait bien.
— Mais, maîtresse, dit-il en adressant à Judith un regard de rat pris au piège, j’ai un caillou dans mon soulier.
— Dans ce cas, arrête-toi pour l’ôter.
— Là, fit Raquel en plaçant sa mule à côté de celle de son père. Ibrahim, passe-moi les rênes. Je vais vous conduire, papa.
— En es-tu capable ?
— Bien entendu !
Ibrahim s’installa au bord de la route, ôta ses bottines, lava ses pieds dans un petit ruisseau, les sécha sur sa tunique et rassembla ses affaires. Avec une agilité dont on ne l’aurait pas cru capable, il courut pour rattraper un chariot presque vide. Il sauta dedans et s’installa sur le lit de paille, à côté de Naomi. Elle était là pour veiller sur ses ustensiles de cuisine, pas pour économiser ses pieds, bien habitués à la marche.
Le soleil était maintenant très haut, et les marcheurs commençaient à se plaindre. Quelques centaines de mètres plus loin, le capitaine de la garde eut un bref entretien avec l’évêque et ordonna la halte tant attendue. Le cuisinier de Berenguer et ses marmitons passèrent à l’action. Ils firent un feu, sortirent pots et marmites et réunirent toutes sortes d’ingrédients en vue de préparer un repas substantiel. À quelque distance de là, les employées du couvent firent de même. Naomi secoua Ibrahim pour que lui aussi s’occupe du feu. Les trois groupes purent alors préparer le dîner.
Isaac se consacra au genou de l’évêque : il lui palpa la jambe, l’étira, la lui fit plier, la massa avec une huile douce.
— Votre genou semble en raisonnable condition. Il serait sage que vous marchiez un peu. Vous êtes assis dans la même position depuis trop longtemps.
— Aussi longtemps que vous, maître Isaac. Prenez mon bras et marchez avec moi et Francesc.
Les trois hommes foulèrent un champ semé de cailloux.
— Nous allons chercher l’ombre d’un bosquet, dit l’évêque. Ah, Isaac, j’aimerais que vous ayez des yeux pour voir ce que je vois.
— Qu’est-ce, Votre Excellence ?
— Trois groupes s’affairent sur trois dîners pratiquement identiques, alors que mon cuisinier est prêt à faire manger tout le monde.
— L’épouse de maître Isaac craint peut-être que votre cuisinier ne lui serve une nourriture qui lui soit interdite, à elle et à sa famille, dit Francesc.
— Dans ce cas, qu’elle ne la mange pas.
— Je suis persuadé qu’elle pense le pire de votre cuisinier, s’excusa Isaac. Mais je vais avoir une discussion avec elle à ce propos.
— Quoi qu’il en soit, les religieuses n’ont pas ce genre d’excuse.
— Votre Excellence, je vous suggère d’oublier cela pour aujourd’hui, conseilla Francesc. Au fil du voyage, les groupes se mêleront certainement.
L’après-midi était déjà bien entamé quand les ustensiles furent rassemblés et accrochés autour du chariot. L’impatience de la matinée avait considérablement diminué, et ce n’est pas sans effort que tout le monde reprit la
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