Antidote à l'avarice
affliction aussi sereinement que vous, mon frère. Seulement sentir, ne plus voir…
— Chacun porte son fardeau. Et bien que je ne sois pas souvent aussi calme que j’en donne l’impression, il ne me serait pas plus utile de me plaindre de l’humidité de la mer que de ma cécité. Ce sont des choses auxquelles on ne peut rien changer. Et puis, il me reste beaucoup. J’entends, je sens, j’ai le goût et le toucher.
Il s’arrêta un instant de parler pour humer l’air.
— Allons-nous rencontrer votre neveu, Joshua ?
— Ruben ? Mais je l’espère, mon frère. Pour l’heure, je crois qu’il est dans la maison, mais qu’il se cache.
— Il se cache ? Mais pour dissimuler quoi, si je puis vous le demander ?
— Sa peur. Il est terrorisé.
Joshua éclata de rire.
— Et avant que vous ne me demandiez ce qui le terrifie ainsi, permettez-moi de préciser que ce n’est pas une chose mais une personne.
— Qui pourrait l’éloigner de sa famille et de son souper ?
— Une combinaison très puissante, Isaac. Ma femme et votre fille.
— Lui non plus ne désire pas s’unir à un membre lointain et inconnu de sa parenté.
— Oui. Ruben est tombé amoureux. Elle est petite et timide comme une souris, et sa fortune est fort modeste. Elle est issue d’une famille respectable, mais très discrète… et ma femme…
— Je comprends, fit Isaac en riant. Après tout, votre épouse et la mienne sont sœurs. Nous devrions peut-être prendre cette affaire en main avant que ce jeune homme ne meure de faim pour un amour contrarié.
— Ce n’est peut-être pas aussi facile.
— Je ne voulais pas dire que c’était facile, mais nécessaire.
Il s’arrêta de parler pour écouter quelque bruit nocturne.
— Mais vous, Joshua, me paraissez épuisé. L’agitation du voyage que je ressens ne doit pas vous empêcher de gagner votre lit.
— Je suis un vieil homme, Isaac. Un vieil homme marié à une jeune femme. Ce qui, en soi, est cause de souci, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas ma bonne Dinah qui épuise mes forces. Ces jours-ci, même les pierres de la ville m’empêchent de dormir. Alors que les autres se reposent, j’erre dans la maison et dans la cour à guetter le coup qui nous fera savoir que la fin est venue. Puis, quand le ciel s’éclaire, je me rends bien compte que mes craintes sont, sinon sans fondement, du moins exagérées, et je me mets au lit pour dormir un peu.
— Trois hommes ont été tués hier matin, dit Isaac. Dans une finca proche de la route de Tarragone. Parmi eux se trouvait Fernan, l’oncle du jeune Gilabert que vous abritez sous votre toit. Je ne suis pas sûr que la mort de Don Fernan et de ses hommes annonce la fin prochaine, mais cela me semble de mauvais augure.
— Pourquoi donc ?
— Parce que, s’il faut croire ce jeune homme, les assassins n’ont rien à espérer de la mort de Fernan. Personne n’en a bénéficié.
— Cela ne peut pas être entièrement vrai, argua Joshua avec calme. Certains ont dû penser y trouver leur intérêt.
— Ah oui ? Et pourquoi dites-vous cela ?
— Il y a toujours des gens pour qui la mort d’un propriétaire terrien est synonyme d’avantage. Peut-être ont-ils précédemment tenté de le discréditer ou même de détruire sa réputation.
— Cela m’intéresserait beaucoup de savoir ce que vous connaissez de cette affaire, continua Isaac.
— De celle-ci en particulier, rien. Que puis-je savoir de propriétaires chrétiens qui vivent à des lieues d’ici ?
Il versa un peu de vin dans leurs coupes.
— Cependant, cela me rappelle une autre histoire, dont je suis plus familier.
— J’aimerais l’entendre si vous n’êtes pas trop fatigué.
— Nullement. Ce propriétaire-ci avait pour nom… Non, je ne vous le dirai pas. Pour l’instant, appelons-le également Don Fernan, dit Joshua. Nous avons passé des accords commerciaux pendant plusieurs années – lucratifs et amicaux. Il ne possédait pas sa propre exploitation, mais était chargé de la gestion de celle de son beau-frère. Sa jeune sœur était une femme très digne, m’a-t-on dit, qui menait une existence paisible au sein de sa famille et qui était aimée de tous. Je crois qu’elle avait un fils et peut-être une ou deux filles, mais je n’en suis pas certain. Et puis, il y a quelques années, six ans peut-être, le beau-frère est mort.
— Durant la peste ?
— Oui, mais si ma mémoire est bonne,
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