Au bord de la rivière T4 - Constant

le curé ce qui nous était arrivé ? fit-il en guettant sa réaction.
    — Pantoute, à matin, il a pas arrêté de chialer contre le père Moreau. Il trouve qu’il tourne les coins ronds quand il lave le plancher de la chapelle.
    — Je reviens pour dîner, annonça Samuel en mettant son boghei en marche après en avoir baissé la capote.
    L’organisateur libéral avait menti à sa femme. Il allait s’arrêter au magasin général de Télesphore Dionne pour acheter la mélasse dont ils avaient besoin, mais le véritable but de sa sortie était Donat Beauchemin, qui ne pouvait qu’être l’auteur ou l’inspirateur du mauvais coup qui lui avait été joué durant la nuit.
    — Lui, le petit bâtard, il va me payer ça ! répéta-t-il à plusieurs occasions en serrant les dents pendant que sa voiture s’avançait sur l’étroite route détrempée du rang Saint-Jean.
    À sa droite, les eaux de la rivière Nicolet qu’il longeait étaient uniformément grises en ce mercredi matin pluvieux du mois d’août. Il arrêta son boghei près de la galerie de la grande maison en pierre des Beauchemin et, avant même qu’il ait eu le temps de descendre de voiture, Bernadette apparut derrière la porte moustiquaire qu’elle poussa.
    — Bonjour, monsieur Ellis, le salua-t-elle.
    — Bonjour, ma belle fille, fit l’Irlandais en s’efforçant de prendre un air aimable. Est-ce que je pourrais dire deux mots à ton frère Donat ?
    — Bien sûr. Vous allez le trouver dans la grange avec notre homme engagé, lui répondit-elle.
    Samuel la remercia et remit son attelage en marche jusqu’à la grange située au fond de la cour de la ferme. La porte du bâtiment était grande ouverte et le visiteur pouvait entendre des coups de marteau au moment où il pénétra à l’intérieur. Donat dut sentir la présence de quelqu’un dans son dos parce qu’il tourna vivement la tête alors qu’il approchait.
    — J’espère que vous venez pas me dire que monsieur le curé tient absolument à faire sa réunion à soir, se moqua- t-il à la vue de son adversaire politique.
    — Pantoute, répondit abruptement Samuel en secouant sa casquette pour en faire tomber les gouttes de pluie.
    — Tant mieux, parce que j’ai ben l’intention d’aller écouter chez vous, à soir, ce que Tessier a à raconter, ajouta Donat en déposant son outil.
    — Si tu veux venir faire du trouble chez nous, tu vas trouver à qui parler, répliqua Samuel, sur un ton cinglant.
    — C’est pas mon style pantoute, monsieur Ellis. Les Rouges sont pas venus faire du trouble samedi passé quand Dorion a parlé ; nous autres, on n’a pas l’intention d’en faire à soir. Non, je voulais y aller juste par curiosité.
    — Pour voir si ça sentait encore le fumier dans ma cour, peut-être ? demanda l’Irlandais, l’air mauvais.
    — Pourquoi ça sentirait le fumier dans votre cour ? s’enquit Donat, intrigué, en faisant signe à Ernest, son employé, de s’éloigner.
    — Parce que, imagine-toi donc qu’il y a des petits drôles qui sont venus beurrer ma galerie et mon escalier de fumier pendant la nuit et, en plus, ils m’en ont laissé un bon tas au milieu de ma cour. À ton avis, qui a ben pu me faire ça ?
    — J’en ai pas la moindre idée, répondit Donat sur un ton neutre. Tout ce que je peux vous dire, c’est que c’est pas moi. Je vous jure sur la tête de ma femme et de mon petit que j’ai rien à voir avec cette niaiserie-là.
    Ébranlé par ce serment, Samuel Ellis fixa son vis-à-vis un long moment.
    — Tu me jures que t’as rien à voir avec ce coup de cochon là ?
    — Je le jure.
    — À ce moment-là, je comprends plus rien, avoua le rouquin en se grattant la tête d’un air perplexe.
    — Remarquez, ça peut être n’importe qui qui a bu de la mauvaise bagosse l’été passé, ajouta Donat, sans avoir l’air d’y toucher. Vous le savez comme moi, il y en a qui ont la mémoire longue, et ça leur prend pas mal de temps à pardonner.
    — J’avais rien à voir avec ça, déclara l’Irlandais.
    — Seriez-vous prêt à le jurer sur la tête de vos enfants ?
    — Nous autres, les Irlandais, on jure pas, s’offusqua l’organisateur libéral. Bon, je pense que je vais y aller. En passant, t’es le bienvenu si tu veux entendre parler un vrai politicien à soir. Après tout, tu serais pas le premier vire-capot Bleu de la paroisse.
    Donat aurait bien voulu lancer une réplique cinglante, mais le