Au Coeur Du Troisième Reich
en outre grief de n’avoir montré aucune préoccupation morale ou humaine en exprimant mes exigences et d’avoir donc par là contribué à leur réalisation.
Aucun des accusés, même parmi ceux qui devaient à coup sûr compter avec une condamnation à mort, ne perdit contenance à l’écoute des griefs du tribunal. Sans mot dire, sans un signe d’émotion extérieure, ils écoutaient. Même aujourd’hui, il me paraît inconcevable que j’aie pu tenir tout au long de ce procès sans m’effondrer et que j’aie pu suivre la lecture des attendus du jugement, certes avec anxiété, mais aussi avec assez de résistance pour pouvoir rester maître de moi. Flächsner était très optimiste : « Avec de tels attendus, vous aurez peut-être quatre ou cinq ans ! » Le lendemain, nous nous vîmes, pour la dernière fois, avant d’entendre prononcer le verdict. Tous les accusés avaient été réunis dans le sous-sol du palais de justice. L’un après l’autre, nous montions dans un petit ascenseur pour ne plus revenir. En haut, on nous lisait le verdict. Ce lut enfin mon tour. Accompagné d’un soldat américain, je montai : une porte s’ouvrit et je me retrouvai seul sur une petite estrade dans la salle du tribunal, en face de mes juges. On me tendit des écouteurs, à mes oreilles retentit la phrase suivante : « Albert Speer, condamné à vingt ans de prison. »
Quelques jours plus tard, j’acceptai le jugement. Je renonçai à un recours en grâce auprès des quatre puissances. Toute peine pesait peu en regard du malheur dans lequel nous avions plongé le monde. « Car, notai-je dans mon journal quelques jours plus tard, il y a des choses dont on est coupable même quand on pourrait setrouver des excuses, simplement parce que la dimension des crimes va tellement au-delà de toute mesure que, devant eux, toute excuse humaine est réduite à néant. »
Aujourd’hui, un quart de siècle après ces événements, ce ne sont pas seulement des fautes isolées, si graves qu’elles aient pu être, qui pèsent sur ma conscience. Mon manquement à la morale ne se trouve à peine réduit que dans des cas particuliers. Ce qui reste avant tout, c’est ma participation à l’ensemble des événements. Je n’avais pas seulement pris part à une guerre dont nous n’avons jamais pu douter, dans notre cercle d’intimes, qu’elle ne servît des buts impérialistes. J’avais aussi permis, par mes capacités et mon énergie, de la prolonger de nombreux mois durant. Au sommet du dôme qui devait orner le nouveau Berlin, j’avais placé ce globe que Hitler ne voulait pas posséder seulement symboliquement. Le revers de cette volonté de possession était l’asservissement des nations. La France, je le savais, devait être ramenée au rang d’État de seconde zone, la Belgique, la Hollande et aussi la Bourgogne devaient être intégrées dans le Reich hitlérien ; je savais que les Polonais et les Soviétiques devaient disparaître en tant que nations pour n’être plus que des peuples d’ilotes. Son dessein même d’exterminer le peuple juif, Hitler ne l’avait jamais caché pour qui voulait l’entendre. Il l’a proclamé ouvertement dans son discours du 30 janvier 1939 7 . Or, sans jamais avoir été complètement d’accord avec Hitler, j’avais conçu des édifices et produit des armes qui servirent ses desseins.
Pendant les vingt années de ma captivité à Spandau, j’ai été gardé par des citoyens des quatre nations contre lesquelles j’avais organisé la guerre de Hitler. Ils formèrent, avec les six autres détenus, mon entourage le plus proche. Je sus par eux directement quels avaient été les effets de mon activité. Beaucoup d’entre eux déploraient des morts tombés au cours de cette guerre, en particulier mes gardiens soviétiques avaient tous perdu des parents, des frères ou même leur père. Jamais ils ne m’ont fait sentir le poids de ma culpabilité personnelle, jamais ils n’ont eu un mot de reproche. Au degré le plus bas de mon existence, au contact de ces hommes simples, je fis, par-delà les règlements de la détention, la connaissance de sentiments authentiques comme la sympathie, la solidarité, la compréhension humaine… La veille de ma nomination au poste de ministre, j’avais rencontré en Ukraine des paysans qui me protégèrent du gel. En ce temps-là, je fus seulement touché, sans vraiment comprendre. Or, maintenant tout était fini, je faisais à
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