Au Fond Des Ténèbres
cette partie du camp, séparés par des barbelés, se trouvaient les cantonnements des Arbeitsjuden – les travailleurs juifs qui constituaient le personnel de cette partie basse du camp : menuisiers, charpentiers, cordonniers, tailleurs et orfèvres, médecins pour la clinique du camp, blanchisseurs, cuisiniers et les Kapos – police et administration du ghetto. Á droite de ce « complexe-ghetto » comme on disait, s’étendait L’Appelplatz – cour où avait lieu l’appel deux fois par jour. Cette cour servait aussi à d’autres usages, les concerts, les séances de « sport » selon des idées de Kurt Franz (courses et matches de boxe qui finissaient quand les perdants étaient morts), les punitions (le billot pour le fouet servait presque quotidiennement à l’appel du soir) et les exécutions (d’ordinaire par pendaison, fréquemment la tête en bas). J’ai demandé à Stangl :
Est-ce que les travailleurs avaient une espèce de vie sociale ?
« Bien sûr, bien sûr. À la fin de la journée de travail, ils allaient se promener. »
Se promener ? Où ?
« Sur L’Appelplatz ; ou bien ils s’asseyaient en groupes et bavardaient. » (Une autre délicate plaisanterie des SS était le ghetto-latrine que les travailleurs juifs ne pouvaient utiliser qu’un nombre précis de minutes chronométrées par un prisonnier de garde muni d’une grosse montre que les Allemands avaient grotesquement affublé en rabbin et qu’ils appelaient “le maître de la merde”. « C’était un homme doux et sensible, m’a dit un des survivants. Je crois qu’il était ingénieur ou dessinateur à Varsovie. La nuit, allongé sur sa couchette, il pleurait. »)
Toujours à gauche de cette place centrale, derrière une autre clôture, était le cantonnement des quatre-vingts gardes ukrainiens. À une trentaine de mètres à l’ouest commençait une sorte de petite rue, conduisant à la Kurt Seidel strasse, petite route cimentée à deux voies, construite sur les ordres de Stangl et appelée du nom de l’officier SS qui avait été chargé de sa construction. Au sud-est de cette route, le long de laquelle au printemps 1943 on planta fleurs et arbustes à feuillage persistant, était le cantonnement de Stangl, comprenant sa chambre, une chambre d’invité, son bureau et ceux de ses deux adjoints administratifs principaux, l’ordonnance Stadie et le comptable Mätzig. Il y avait aussi une clinique pour le personnel, un dentiste, des coiffeurs – et un zoo. « Nous avions là toutes sortes de merveilleux oiseaux, m’a dit Stangl, des bancs et des corbeilles de fleurs. Le tout avait été dessiné par un spécialiste de Vienne – bien sûr nous disposions de spécialistes pour tout. »
Enfin, de l’autre côté de la rue était le cantonnement des SS ; une quarantaine de soldats SS étaient désignés pour Treblinka mais une vingtaine seulement s’y trouvaient en permanence. Le nettoyage du quartier SS était assuré par des jeunes femmes juives et la cuisine par des femmes polonaises non juives. Je n’ai vu ce fait mentionné dans aucun des récits sur cette période. « Ah ! oui, m’a dit Suchomel. Il y avait trois filles polonaises au mess allemand et elles vivaient là ; bien entendu, elles avaient leur jour de sortie et elles pouvaient aller voir leurs familles. Leurs noms étaient Janina, Sofia et Genjia, diminutif d’Eugenia. Oui, bien sûr, elles ont toutes survécu. »
Si l’esprit s’affole à l’idée qu’on pouvait avoir « un emploi » à Treblinka avec « jours de sortie » pour aller voir sa famille dans les villages voisins, c’est peut-être par manque d’imagination. Car l’entrée réservée aux voitures et le secteur où vivaient les Allemands – et les Ukrainiens – étaient tout sauf sinistres, paraît-il. La rue, le mess, les baraquements, la maison de Stangl, le dépôt de munitions, le garage et la station d’essence, tout était fleuri. « C’est difficile, m’a dit Stangl, de décrire ça maintenant avec exactitude, mais c’était devenu réellement beau. »
Pour qui s’efforce de comprendre comment les faiblesses et les craintes d’hommes comme Stangl ont pu être exploitées pour le fonctionnement d’une machine de mort comme Treblinka, sa description de la vie quotidienne là-bas et la manière dont, délibérément, il a manipulé et réprimé ses scrupules moraux (qui existaient sans aucun doute) sont particulièrement
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