Au Fond Des Ténèbres
éclairants.
Durant les trois journées où nous nous sommes entretenus de cette partie de son histoire, il a manifesté un désir intense de rechercher et de dire la vérité. Ce besoin, chose étrange, était amplifié plutôt que démenti par sa façon parfois incroyablement brutale de s’exprimer. Il disait la vérité telle qu’il l’avait vue vingt-neuf ans auparavant et la voyait encore en 1971, et ce faisant, volontairement mais inconsciemment, il disait plus que la vérité : il révélait l’homme double qu’il était devenu pour survivre.
« Je me levais à l’aube, commença-t-il. Les hommes étaient fous-furieux parce que je faisais ma première ronde à 5 heures du matin. Ça les tenait debout. J’inspectais d’abord les gardes – on supposait que les Anglais avaient largué des parachutistes dans la région et je devais veiller à la sécurité du camp contre une attaque éventuelle ; nous avions fait poser à l’extérieur un barrage antichar avec des poutrelles d’acier. Ensuite je montais au camp de la mort (Totenlager). »
Franz Suchomel n’a rien voulu savoir de tout cela, tout en finissant par confirmer l’exposé de Stangl. « 5 heures du matin, a-t-il dit. Absurde. Pourquoi se serait-il levé si tôt ? Il y en avait d’autres, pour le faire à sa place. Moi en tout cas, je ne l’ai jamais vu à cette heure-là, pourtant je me trouvais souvent aux alentours à ce moment. Oui – il devait arriver pour le petit déjeuner vers 7 heures ; de toute façon, c’était l’heure où il était servi. Je ne crois pas qu’il ait commencé souvent à travailler avant 8 heures. Si réellement il sortait plus tôt, ce ne pouvait être que pour veiller à ce que tout soit prêt dans les chambres à gaz. C’était son principal souci parce que, après tout, il devait s’attendre à de nouveaux convois à tout moment. »
Otto Horn, soldat SS employé pendant une année au camp du haut à superviser l’incinération des corps m’a dit : « Stangl ? Je ne l’ai vu que deux fois là-haut durant tout le temps que j’ai passé à Treblinka. Il vous a dit qu’il venait deux fois par jour ? » Il s’est mis à rire. « Impossible. Bien sûr, a-t-il ajouté vivement, je carottais tant que je pouvais – j’étais toujours volontaire pour le travail de nuit de façon à éviter le reste – alors il a pu venir quand je n’étais pas là. Mais moi je ne l’ai vu là que deux fois. Quand j’étais de service de nuit, j’avais l’habitude d’aller m’asseoir derrière un des baraquements et de piquer un somme. Je ne voulais rien voir. Oui, je pense, que pas mal de gens faisaient comme moi. C’était ce qu’on pouvait faire de mieux, vous savez, faire le mort… »
J’ai demandé à Stangl : Qu’est-ce que vous alliez faire au Totenlager à 6 heures du matin ?
« C’était une ronde ; j’allais partout. À 7 heures j’allais prendre mon petit déjeuner. Au bout d’un certain temps, je leur ai fait construire notre propre boulangerie. Nous avions un merveilleux boulanger viennois. Il faisait des gâteaux délicieux et du très bon pain. Après cela nous avons donné nos rations de pain de l’armée aux travailleurs juifs, naturellement. »
Naturellement ? Tout le monde le faisait ?
« Je ne sais pas. Je le faisais. Pourquoi pas ? Ils en avaient bien besoin. »
Cette boulangerie est un bon exemple des variantes individuelles de la mémoire, que je devais constater à maintes reprises au cours de mes recherches. Suchomel et Richard Glazar se souvenaient tous les deux du boulanger et de son nom (Reinhardt Siegfried – « joli nom pour un Juif, n’est-ce pas ? » m’a dit Glazar). Tous deux m’ont assuré qu’il venait de Francfort et non de Vienne. Il était censé travailler à la boulangerie SS mais Glazar pensait que ça ne s’était jamais effectué « parce que c’était juste avant la révolte » (2 août 1943). Suchomel, d’un autre côté, avait deux versions de l’histoire du boulanger qu’il m’a racontées en deux occasions différentes. Dans la première, Siegfried travaillait bien à la boulangerie SS « mais il n’était pas question de rations de l’armée données aux travailleurs juifs » m’a-t-il dit. Cependant, quelques mois plus tard en réponse à une question, il m’a écrit à ce sujet : « Le Kapo Siegfried… faisait du pain seulement pour les Juifs… »
Stangl m’a précisé :
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