Au Fond Des Ténèbres
5 000 ou 6 000 personnes arrivées le matin étaient mortes : le « travail » c’était la destruction des corps, qui prenait presque tout le reste de la journée et qui a même continué de nuit pendant quelques mois. Je savais cela, mais je voulais l’amener à parler plus directement des gens et je lui ai demandé où étaient les gens venus par le convoi. Sa réponse est demeurée évasive ; il évitait toujours de les désigner comme « des gens ».
« Oh ! à cette heure de la matinée, tout était presque terminé dans le camp du bas. Normalement un transport était classé en deux ou trois heures.
« À midi, je déjeunais – oui d’ordinaire nous avions de la viande, des pommes de terre, quelques légumes frais comme des choux-fleurs – bientôt nous allions les faire pousser nous-mêmes – et après le déjeuner, je me reposais une demi-heure environ. Puis encore une ronde et à nouveau le travail de bureau. »
Que faisiez-vous de vos soirées ?
« Après le dîner les gens s’asseyaient et parlaient. Quand je suis arrivé, ils avaient l’habitude de boire pendant des heures au mess. Mais j’y ai mis le holà. Après ils ont bu dans leurs chambres. »
Mais vous que faisiez-vous ? Aviez-vous des amis ? Quelqu’un avec qui vous vous sentiez des points communs ?
« … Personne. Personne avec qui j’aurais pu réellement parler. Je ne connaissais aucun d’entre eux. »
Même plus tard ? Au bout d’un mois ?
Il haussa les épaules. « Qu’est-ce que c’est un mois ? Je n’ai jamais trouvé qui que ce soit – comme Michel – avec qui j’aurais pu parler librement de ce que je ressentais devant toute cette saloperie. Habituellement je rentrais dans ma chambre et je me mettais au lit. »
Lisiez-vous ?
« Oh ! non. Je n’aurais pas pu lire là-bas. J’étais trop inquiet. L’électricité était coupée à 10 heures – ensuite tout était calme. Sauf quand les convois étaient si énormes que le travail devait continuer la nuit… »
« Je n’imagine pas de quoi il parlait quand il a raconté que les lumières étaient fermées à 10 heures, a remarqué Suchomel. Ça n’a pas de sens. Elles marchaient toute la nuit ; après tout, il fallait garder l’endroit, comment est-ce qu’on aurait pu le faire sans lumière ? De toute façon les gens allaient se coucher – ils étaient tellement crevés. Ce qui est vrai c’est qu’on buvait beaucoup dans les chambres. Les gars convenables aimaient bien Stangl – parce que ce n’était pas un cochon comme la plupart des autres. Mais il picolait aussi – pas tellement dans le camp – dehors. La plupart d’entre nous ne sortions jamais ; trois hommes au moins avaient des femmes quelque part je me souviens, mais dans l’ensemble les sorties n’étaient guère encouragées. De toute façon, c’était trop dangereux avec tous les partisans dans les environs. Mais Stangl avait un ami, Greuer qu’il s’appelait – il était officier politique à Kossov ; c’est là qu’il allait boire. Je me souviens qu’une fois ils l’ont ramené au camp complètement ivre mort. Il y avait des livres. En fait c’est Stangl lui-même qui m’a dit un jour que des bouquins étaient arrivés de Berlin, envoyés par le Reichsleiter Bouhler. Et qu’on pouvait les emprunter quand on voulait. » Une des choses les plus extraordinaires, quand on fouille cette période, ce sont les interprétations différentes données aux événements particuliers par des personnes différentes. C’est moins le résultat de défaillances de mémoire ou de déformations délibérées, que parce que la plupart des gens présentent maintenant ces événements et leur propre participation avec le souci de se montrer – devant eux-mêmes plus encore que devant les autres – tels qu’ils aimeraient avoir été plutôt que tels qu’ils ont été. Et cela s’applique aussi bien aux Allemands qu’aux Polonais, aux chrétiens aussi bien qu’aux juifs, aux Européens de l’Ouest aussi bien qu’à ceux de l’Est. Un petit nombre – un très petit nombre – de ceux que j’ai rencontrés n’ont montré aucun désir de cacher, d’embellir ou de changer le passé de quelque façon que ce soit ; Franz Suchomel, par exemple. Plus rares encore – et pour des raisons très différentes – étaient ceux qui n’avaient pas besoin de le faire.
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Un homme de l’intégrité de Richard Glazar est rare en tout
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