Au pied de l'oubli
Viens à
la maison ce soir.
— Je ne pourrai pas, j’ai une réunion.
— Tu pourrais rater une rencontre de poésie, franchement !
— Ça n’a rien à voir. C’est mille fois plus important.
— Plus important que notre frère !
— Il n’est pas à l’article de la mort ! Il veut juste dormir ! À l’âge
d’Adélard, c’est normal.
— Passe après au moins !
— Ça risque de finir bien tard… Il y a des gars dans notre groupe qui ont de la
gueule pour dix ! Si ce n’était que de Bourgault, nous discuterions nuit et
jour. D’ailleurs, tu pourrais essayer de convaincre Vincent de se joindre à
nous. Depuis qu’il sort avec toi, il nous ignore.
— Tu vas pas me taper une crise de jalousie ! Tu te vantes de l’avoir jeté dans
mes bras, cet été.
— J’en suis heureux pour vous deux. J’aimerais seulement profiter de mon ami de
temps en temps.
— Tu le sais, Mathieu, qu’on travaille fort pour monter notre tour de
chant.
— C’est pas une raison pour passer à côté d’un moment historique de notre
vie !
— De quoi tu parles ?
— Le R.I.N. Le Rassemblement pour l’Indépendance Nationale ! Il
y avait des rumeurs sur la fondation de ce mouvement. Ben c’est fait ! Chaput
pis D’Allemagne ont donné le grand coup la fin de semaine dernière ! J’en suis
membre et je voudrais que Vincent s’y joigne aussi.
— Toi pis tes folies de changement…
— C’est pas des folies, Yvette ! Il est temps qu’on se tienne debout, qu’on
retrouve un peu de fierté, qu’on se défende ! On se fait manger la laine sur le
dos, et il faudrait ne rien dire !
Yvette éloigna le combiné de son oreille. Mathieu et ses grands discours… Son
parrain avait eu plus d’influence qu’on ne l’aurait cru. Yvette ne serait pas
surprise que d’ici quelques années, Mathieu se lance en politique comme
Henry.
— Nous attendons quoi ? D’être assimilés, de se faire écraser ? Il est plus que
temps de crier haut et fort que les Canadiens français ne sont pas des larbins !
s’enflammait Mathieu.
— T’as fini ?
— Non, c’est juste un commencement !
— Que t’es excessif, Mathieu ! On dirait un patriote prêt à prendre les
armes.
— S’il le faut, s’il le faut…
— Mets-toi pas dans le trouble !
— Joue pas à la mère avec moi, Yvette. Ça fait longtemps que j’ai coupé le
cordon avec la famille.
— Je vois ça… Adélard serait mourant, et tu songerais rien qu’à tes
rassemblements.
— Il est tard, je vais être en retard au travail, dit-il sèchement.
— Pour Adélard, qu’est-ce que je fais ?
— Tu le laisses dormir.
Pensive, Yvette raccrocha. Mathieu avait probablement raison. Les Rousseau
avaient une propension à toujours s’en faire pour rien. Elle alla à la cuisine
et se versa un café. Tout en fumant sa cigarette du matin, elle réfléchit.
Financièrement, la pension d’Adélard n’était pas à négliger. Cependant, elle se
serait passée de cette charge supplémentaire. Elle appréciait son indépendance
et regrettait son intimité. Sa relation avec Vincent avait tout changé, elle
n’avait pas le temps de materner un jeune universitaire qui découvrait la vie
mouvementée de Montréal. Cher Vincent… Quand, pour la seconde fois, elle avait
refusé de l’épouser, il avait failli s’évanouir. Il était venu la retrouver à
son appartement et lui avait demandé de tout lui raconter au sujet de son fils
Jean. Quel soulagement ! Enfin partager avec quelqu’un la douleur, l’ennui, la
culpabilité qu’elle ressentait. Il ne l’avait pas jugée. Au contraire. Il
l’avait admirée d’avoir fait preuve d’autant de courage et d’abnégation.
— Le père de Jean, l’aimes-tu encore ?
— Je l’ai jamais aimé. Il était comme mes souliers rouges… J’ai cru qu’en
portant de flamboyants talons hauts, je serais une femme. Je me suis cassé la
gueule sur ces échasses ! Je me suis laissé aveugler comme une idiote.
— L’as-tu déjà revu ?
— Ça a aucune importance. Il existe plus pour moi. Je l’ai jeté avec mes
souliers rouges.
Vincent et elle avaient discuté jusqu’au petit matin. À l’aube, ils avaient
fait l’amour. Au déjeuner, Vincent échafaudait des plans, cherchait la date
idéale pour la cérémonie. Il était tombé des nues quand elle avait
catégoriquement
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