Au pied de l'oubli
s’occupe de bonnes œuvres.
— Euh merci...
Du bout de ses doigts boudinés, l’homme avait tapoté un moment sur le dessus en
cuir de son gigantesque bureau de chêne.
— Henry est convaincu que vous allez m’aider pour mon grand projet, avait dit
Julianna.
— Henry m’attribue plus de pouvoir que j’en ai. Dans le fond, madame Rousseau,
même si mon parti a gagné ses élections, j’ai les mains liées, avait-il terminé
avec emphase. Nos petites gens de Chicoutimi ont encore préféré voter pour
l’Union nationale !
« Un peu plus et il verserait une larme ! » s’était moquée Julianna en
dissimulant l’antipathie qu’elle ressentait envers son interlocuteur.
— Enfin, on fait ce qu’on peut, avait continué le politicien.
— J’en suis certaine…
— Revenons à nos moutons.
Avec nervosité, Julianna avait tenté d’expliquer son projet. D’un geste
condescendant, il l’avait interrompue :
— Henry m’en a déjà résumé les grandes lignes.
En prenant sur elle, Julianna ne s’était pas laissé décourager :
— La maison Marie-Ange, c’est comme cela que je veuxl’appeler,
en l’honneur de ma sœur Marie-Ange. Elle est décédée. Son mari était violent
avec elle...
— Je suis un homme bien occupé, ma p’tite dame.
— C’était pour vous expliquer...
— Y a déjà les bonnes sœurs pour prendre soin des plus démunis, avait-il
dit.
— C’est différent. À la maison Marie-Ange, les femmes pourraient se rencontrer,
se parler...
— Vous avez les Filles d’Isabelle pour ça madame, pis les Cercles de Fermières
aussi.
— Vous ne comprenez pas !
— Madame Rousseau, je vois vraiment pas la pertinence de cette... maison.
— Quoi ?
Julianna avait inspiré profondément et serré son sac à main très fort. Cet
homme était imbu de lui-même. Sur son bureau, le téléphone avait sonné. Sans
s’excuser auprès de Julianna, il avait pris l’appel. Pendant de longues minutes,
il l’avait laissée poireauter tandis qu’il discutait de façon animée avec son
interlocuteur. Julianna avait essayé de garder l’attitude de celle qui n’entend
rien. Il était en désaccord avec un des points du programme du futur carnaval de
Chicoutimi, dont la première édition allait avoir lieu après le temps des
Fêtes.
— Oui, Chicoutimi va l’avoir, son carnaval ! Ben là, il faudrait toujours bien
que tu reviennes sur terre ! C’est pas Québec ici ! Je veux bien croire que
Maurice Richard vient d’annoncer en braillant sa retraite, mais de là à lui
offrir d’être un invité d’honneur ! Et puis quoi ? Tu veux peut-être aussi que
Michel Louvain vienne chanter ? Bon on s’en reparle. C’est ça.
Julianna s’était efforcée de sourire.
— Bon, ma p’tite dame. Que c’est qu’on se racontait déjà ? Ah
oui, votre œuvre de charité.
— Ce n’est pas une…
Avec un mouvement d’impatience, il l’avait fait taire.
— On passera pas la journée là-dessus. Vous m’auriez dit qu’avec vos femmes,
vous voudriez faire de la couture pour… je sais pas moi, les costumes de la
parade du carnaval ou bien monter un petit spectacle, j’aurais trouvé quelque
chose à vous donner mais là, j’suis pas homme à mettre de l’argent dans le
feu !
— Quoi ? La maison Marie-Ange serait tout sauf une perte d’argent. Y a des
pauvres filles qui en ce moment sont désespérées. Elles n’ont pas d’endroit où
se réfugier, trouver des conseils ou simplement souffler un peu.
— On fera pas une montagne pour une ou deux filles qui ont pas su tenir leur
place !
— Dans quel monde vous vivez ? Dans le courrier du cœur, des dizaines de femmes
demandent de l’aide ! C’est important de faire quelque chose !
— Le courrier du cœur ? s’esclaffa le gros homme. C’est une farce ! Les
menteries qui se disent là-dedans ! Des niaiseries pour jupons en manque !
Comme s’il avait réalisé la grossièreté qu’il venait d’énoncer, il s’était
raclé la gorge.
— Vous avez rien compris ! s’était fâchée Julianna en se levant. Vous dites
n’importe quoi !
— Madame Rousseau, on reste polie.
Les mains à plat sur le bureau du politicien, elle s’était penchée vers lui et
avait presque craché chaque mot :
— Savez-vous combien de filles se font mettre enceinte par leur père pour se
faire jeter à la
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