Au pied de l'oubli
ben juste pour le vingt-quatre. J’vas être
crevé pis c’est déjà entendu qu’on fête avecHenry pis Isabelle
dans le nouveau chalet.
Devant l’air déçu de Mélanie, il s’empressa d’ajouter :
— Pour le jour de l’An, je serais partant ! On pourrait rester à Normandin
toute une semaine, en plus.
— Qui sait ? Jeanne-Ida va peut-être avoir son bébé pendant qu’on va être
là.
Un voile de tristesse passa sur le visage de Mélanie. Pierre voulut le
chasser.
— Allez, on rentre à la maison. Pis j’vas faire cuire quatre belles miches de
pain, juste pour toi…
Quand Pierre et Mélanie entrèrent dans l’appartement, toute idée de cuisiner
fut immédiatement mise aux oubliettes. En ouvrant la porte, ils entendirent les
sanglots de Julianna. Le cœur de Pierre fit trois tours. Il chercha des yeux son
fils. Sans retirer ni manteau ni chapeau, il se précipita vers le salon. Avec
soulagement, Dominique y jouait tranquillement en compagnie de Timmy. Suivi de
Mélanie, il se dirigea alors vers les pleurs. Cela les mena à la chambre à
coucher de ses parents. La porte était entrouverte. Sur le lit, recroquevillée,
tout habillée, sa mère avait l’air inconsolable. Le visage défait, les yeux
rougis, son père lui frottait le dos. De singuliers petits mouvements
circulaires que François-Xavier ne semblait même pas avoir connaissance de
prodiguer. Quand il réalisa la présence de Pierre et Mélanie dans le cadre de la
porte, il leur lança un regard que jamais Pierre n’oublierait. Seule la plus
profonde des souffrances pouvait y donner un tel éclat. François-Xavier ouvrit
la bouche pour parler. Il la referma. La terrible nouvelle ne franchissait pas
ses lèvres.
— Papa, maman… que c’est qui se passe ? souffla Pierre.
Sa mère se redressa. À travers ses larmes, la voix étranglée, en une longue
plainte, elle sanglota :
— Ton… ton frère est mort.
Un mouchoir à la main, Yvette s’épongea les yeux. En peignoir, décoiffée, elle
resta un moment immobile près du téléphone. Elle venait d’annoncer la terrible
nouvelle à Mathieu. Il arrivait le plus vite possible. Pourquoi tout
bascule-t-il toujours ? Du moment qu’elle touchait un peu le bonheur du bout des
doigts, celui-ci s’évanouissait sous le joug du malheur. La veille, elle avait
passé une si bonne soirée. Avec Mathieu et Vincent, ils avaient décidé de faire
la tournée des cabarets. Afin de servir de cavalière à Mathieu, Annette, l’amie
d’une des sœurs de Vincent, s’était jointe à eux. Annette était une jeune femme
timide, aux allures de couventine. Plus l’heure avançait, plus l’on se rendait
compte que sous ses airs de fille sage se cachait une militante aussi engagée
que Mathieu.
— Mes parents m’ont élevée dans l’idée que j’étais l’égale d’un homme. Ni plus
ni moins. Mon père est un chef syndicaliste, ma mère monte aux barricades à ses
côtés.
Mathieu était subjugué par sa compagne. Yvette avait pensé que son frère venait
de trouver chaussure à son pied. Les deux couples s’étaient entendus à
merveille. Pour terminer la soirée, Vincent avait insisté pour aller faire un
tour à un nouvel endroit dont on disait beaucoup de bien. Fatiguée, elle aurait
préféré rentrer. Vincent avait été inflexible. Ils s’étaient donc rendus à La
boîte à Clairette. Quand la fameuse Clairette, la propriétaire, de son
accent charmantdu sud de la France avait interprété une chanson
de Brel, Yvette avait senti un frisson la parcourir. À la fin de son numéro,
sous les applaudissements, Clairette avait annoncé, en grande primeur :
« Accompagnée de son pianiste personnel, mademoiselle Yvette Rousseau » !
Sidérée, Yvette n’avait pas bougé de sa chaise. Vincent s’était levé et lui
avait tendu la main, l’invitant à monter sur la scène avec lui. Son sourire en
disait long sur son implication dans cette surprise. Mathieu et Annette
l’avaient encouragée à suivre Vincent. En tremblant, elle n’avait su comment
elle avait trouvé la force d’aller se placer sous les projecteurs et de
s’exécuter. Vincent et elle avaient même obtenu une ovation ! À la demande
générale, ils avaient enchaîné une autre chanson. Pour couronner le tout,
Clairette leur avait offert un engagement régulier. Leur carrière était lancée.
Yvette
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