Au pied de l'oubli
était rentrée à l’aurore en faisant attention pour ne pas réveiller
Adélard. Elle espérait qu’il avait bien pris ses médicaments la veille. Elle
s’était endormie le sourire aux lèvres, si heureuse… et ce matin… la mort avait
endeuillé son bonheur…
En soupirant, Yvette se dirigea vers la chambre à coucher d’Adélard. Il fallait
qu’elle voie son frère. Elle hésita avant de trouver le courage de tourner la
poignée de la porte. À petits pas, elle s’avança vers le lit. Sous les
couvertures se dessinait la forme du corps du jeune homme. Yvette prit une
grande inspiration et lutta contre les larmes qui montaient.
— Adélard, oh, Adélard...
Elle tendit la main et lui toucha la joue.
— Laisse-moi dormir, c’est dimanche ! grommela-t-il.
— Adélard, papa a téléphoné... C’est terrible, mais... un accident... un cheval
l’a rué. Il l’a frappé à la tempe.
Réveillé, Adélard repoussa les couvertures et s’assit bien droit.
— Je comprends pas, Yvette. Qui... qui a été rué ?
— Il accompagnait un vétérinaire pour apprendre... Il est mort tout de suite...
Zoel, Zoel est mort.
Profitant d’un instant de solitude, François-Xavier prit son cahier et l’ouvrit
à la page de l’arbre généalogique. Avec un soupir, il écrivit soigneusement la
date du décès de Zoel. 16 octobre 1960. Il y avait déjà plusieurs jours
que le corps de son fils avait été ramené de Saint-Hyacinthe. C’est Adélard qui
avait fait tout le voyage en train aux côtés du cercueil de son frère préféré.
Comment surmonter ce nouveau deuil ? Où François-Xavier irait-il puiser la force
de continuer après avoir mis en terre son grand garçon ? À quel réconfort
s’accrocher ? À Dieu ? Il aurait donné n’importe quoi pour avoir encore vraiment
la foi et remettre sa peine entre les mains du Seigneur. Cette sérénité que les
croyants affichaient face à la mort, certains de retrouver ceux qu’ils aimaient
tant, un peu plus tard, au ciel, quand leur propre heure serait venue, il aurait
voulu la ressentir aussi. Zoel, ce fils qui embrassait la vie, qui fonçait et
clamait sur les toits que rien ne lui résisterait… Une ruade, un coup de sabot,
puis le néant. Julianna était terrassée de douleur. Le docteur lui donnait des
calmants. Henriette et Isabelle l’entouraient de leurs soins. Mélanie s’occupait
des repas et veillait sur les invités. La maison funéraire Gravel et fils étant
située sur la même rue que leur logement, François-Xavier avait décidé de leur
confier Zoel. Il referma son cahier et le remit à sa place, caché sous son
matelas. Il ouvrit le premier tiroir de sa commode et choisit un mouchoir de
tissu propre. Julianna n’avait jamais le sien… Un vertige le prit. Il s’appuya
sur lerebord du mobilier. C’était le deuxième fils qu’il
enterrait... trois avec celui qui était mort-né. Cela faisait si mal... trop
mal ! D’un geste rageur, il poussa le meuble de côté. La commode se renversa,
fracassant le pauvre tiroir de bois resté ouvert. Alerté par le bruit, Pierre
frappa à la porte :
— Papa, ça va ?
Il devait tenir le coup… pour Julianna, pour ses autres enfants.
— C’est beau Pierre, inquiétez-vous pas. Je... j’me suis enfargé dans mon
bureau de linge.
François-Xavier essaya du mieux qu’il put de remettre de l’ordre dans la
chambre et de faire disparaître les traces de son accès de colère. Il lui
faudrait remplacer le tiroir. Il s’assit au bout de son lit, incapable de
retourner tout de suite auprès des autres. Peu importe l’âge d’un enfant, s’il
part avant ses parents, c’est une partie de leur propre cœur qui meurt… Était-ce
la cruelle compréhension de ce constat qui fit que Georges se révéla d’un
soutien inespéré ? Dès l’ouverture du salon funéraire, son beau-frère était venu
présenter ses condoléances.
Suivi d’Henriette, Georges avait, comme tous les autres, fait la file afin de
leur serrer la main et de prononcer les paroles d’usage. François-Xavier l’avait
à peine remercié du bout des lèvres. Il essayait de se concentrer sur sa
respiration et ne pensait qu’à retenir Julianna contre lui, sentant qu’elle
avait les jambes flageolantes. Plus tard, recueilli devant la tombe de son fils,
le bruit des conversations étouffées derrière lui, il n’avait
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