Au pied de l'oubli
L’été prochain, j’vas t’apprendre.
— Comme ça, des fois, je pourrais sortir me désennuyer.
— Tu trouves pas ça facile, hein ?
— J’aimerais bien qu’on vive dans notre maison à nous.
— Faut être raisonnables.
— Je le sais…
— Donne-moi encore une couple de mois.
Il n’avait pas à passer ses frustrations sur sa femme. Elle n’y était pour
rien. C’était lui qui n’avait pas su réussir. S’il avait pu continuer de
fréquenter l’école, aussi. À l’instar de Zoel et Adélard, il aurait complété son
cours classique. Son fils Dominique ferait de grandes études, il se le promit.
Au moins, le gouvernement parlait de mettre l’école obligatoire jusqu’à seize
ans et d’instaurer la gratuité scolaire. C’était une bonne chose. Pierre se
rappelait très bien du sentiment de puissance lorsqu’il avait empoché ses
premiers dollars de paye. Il était si jeune et avait eu l’impression d’être
riche ! En vieillissant, il n’avait pas été long à se rendre compte que personne
n’allait bien loin avec ces petits salaires de misère. Le pire, c’était de ne
pas pouvoir améliorer son sort à cause du manque d’instruction. Pierre ne
pouvait espérer devenir vétérinaire ou dentiste, lui.
— As-tu fini de ruminer ? lui demanda Mélanie.
Pierre leva les yeux sur sa femme.
— Après le restaurant, j’aimerais bien gros visiter Jean-Baptiste pis Gertrude,
lui dit-elle.
— On y est allés dimanche dernier.
— Leur petite Lucie est si mignonne ! J’me tanne pas de la bercer.
En silence, Pierre ajouta un peu de sel sur son œuf au miroir.
— Elle a déjà quinze jours, continua Mélanie avec bonne humeur. Elle change
tellement vite. Je lui ai tricoté une autre paire de chaussons que je voudrais
lui apporter.
— Tu la gâtes trop, cette enfant-là. C’est pas la tienne !
Devant le visage attristé de Mélanie, Pierre regretta la bêtise de ses propos.
Il prit la main de sa femme.
— Un jour, nous aurons notre petite fille à nous.
— Arrête de me répéter cela, s’impatienta Mélanie. C’est terminé pour moi, les
bébés…
— Je suis certain que non, dit Pierre. Finis ton déjeuner pis on part bercer
Lucie.
— On est pas obligés.
Mélanie croqua dans sa tranche de pain rôti. Elle la trouva fade.
— J’ai l’impression de manger du carton ! Je m’ennuie de quand tu boulangeais…
Y a personne qui fait de l’aussi bon pain que toi.
— Miss Harrington m’en achetait toutes les semaines.
À l’évocation de son ancienne voisine de Gaspésie, Mélanie s’attrista.
— Pauvre elle… Mourir toute seule. Quand je pense qu’on a trouvé son corps rien
que trois jours plus tard…
— Imagine si, en plus, Timmy était resté là-bas.
— Je suis contente qu’on l’ait pris avec nous autres.
— Crois-tu qu’il a vraiment compris qu’il avait perdu sa mère ? Y a pas l’air
d’avoir de la peine.
— Quand il fait sa prière du soir, il parle à sa maman rendue au ciel, dit
Mélanie.
— Remarque que c’est peut-être aussi bien qu’il se rende compte de rien.
— Y a encore des gamins qui lui ont lancé des roches en riant de lui, soupira
Mélanie.
Pierre s’emporta.
— Bande de morveux, ils vont rire jaune si je m’en mêle !
— Pour eux autres, Timmy c’est le débile de la rue Racine. Si ces enfants
prenaient la peine de le connaître… Il est si attachant. C’est un cadeau que le
ciel a mis sur notre route.
— En tout cas, il n’y avait que lui pour amadouer ma mère ! s’esclaffa
Pierre.
— Elle lui passerait n’importe quoi !
— Comment veux-tu le chicaner ? Il trouve toujours une pirouette pour te
défâcher.
— Il faut que je te raconte ! s’exclama Mélanie, une anecdote lui revenant en
mémoire. T’aurais ri cette semaine. Ta mère lui a fait essayer une robe de
carnaval. Elle est en train de la coudre pour une femme du comité qui est petite
pis ben grassette. Pour la poitrine, on lui a mis un oreiller dans le corsage.
Il s’est dandiné pis tu me croiras pas, mais c’était le portrait craché de la
grosse Georgiana du père Ovide !
— J’aurais voulu voir ça ! Timmy en robe !
Cette image l’amusa beaucoup.
— J’oubliais : j’ai reçu une lettre de Jeanne-Ida, se souvint Mélanie. Elle
nous invite à passer Noël chez eux.
— Avec les travaux, on va finir
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