Au pied de l'oubli
l’ai amené visiter.
— On est tous tombés de notre chaise quand on a appris que
l’oncle Georges était monté à Normandin te voir.
— Imagine le choc quand je l’ai aperçu sur le pas de ma porte... Je me demande
encore si j’ai pas rêvé.
— Maman dit que son frère est transformé depuis son remariage.
— Une femme a beaucoup de pouvoir, dit Jean-Marie.
Pierre réfléchit. Que serait-il sans Mélanie ?
— Quand je l’ai revu aux funérailles de Zoel, reprit Jean-Marie, je l’ai trouvé
tellement vieilli…
— Nos parents rajeunissent pas, fit remarquer Pierre. La vieillesse change la
façon de voir les choses.
— Peut-être...
— Vous deviez avoir beaucoup à vous dire, supposa Pierre.
— Pas vraiment… Je l’ai fait entrer, il a salué Jeanne-Ida puis il a regardé
Bernard.
— J’aurais pensé… après tant d’années.
— J’ai écrit plein de lettres à mon père. Il m’a jamais répondu. J’ai continué
pareil. Je l’ai assuré de mon affection, peu importe ce qui s’était passé. Je
lui ai envoyé des photos de moi, de mon mariage, de Bernard.
— Le temps arrange les choses, dit Pierre.
— En parlant de temps, j’aurais aimé te montrer la station météorologique qu’on
a sur la ferme. Ce sera pour une autre fois.
— T’as vraiment une belle job, Jean-Marie.
— J’adore le travail que je fais.
— Je suis ben content pour toi, ben content... lui affirma Pierre.
Jean-Marie discerna dans ces paroles une note d’amertume.
— Pis toi, mon cousin ? La pêche te manque pas trop ?
— Non, non... Ben, à vrai dire, c’est pas de la vie de pêcheur que je
m’ennuie... c’était d’être maître à bord, faire selon mon idée. Travailler pour
Jean-Baptiste met du beurre sur mon pain, mais...
— C’est pas ton rêve à toi que tu réalises, comprit Jean-Marie.
— C’est ça !
— Pis c’est quoi ton rêve ?
Pierre soupira.
— Si je le savais...
— Ça marchera jamais, d’abord.
— Que c’est tu veux dire ?
— Regarde les deux maisons là-bas. Si tu choisis celle aux volets verts, il
faut que tu montes la petite côte pis que tu empruntes le pont à gauche. Si tu
préfères l’autre, tu dois longer le ruisseau pis tourner à droite. Si tu le sais
pas laquelle prendre, ben tu bouges pas, tu restes où t’es...
Pierre l’écouta, les yeux ronds.
— C’est le monastère qui t’a appris à faire des paraboles comme un grand
sage ?
Jean-Marie hésita. Il n’avait jamais parlé de sa grave dépression à
quiconque.
— Avant que je défroque, commença-t-il, je... j’ai été comme qui dirait bien
faible. J’étais plus capable, dans ma tête je veux dire. En dedans de moi, y
avait un grand trou noir, un tunnel qui menait aux abîmes. Je suis allé au fond.
Ça a duré des semaines… des semaines de souffrance inimaginable, Pierre…
Inimaginable et indescriptible. Emprunter cette descente aux enfers l’avait
écorché vif. Les parois acérées avaient rouvert toutes ses anciennes blessures
mal guéries. Rendu aufond de ce gouffre de dépression, dans le
noir, il était resté prostré là, dans le silence total, coupé de tout. Il avait
enfin pu tout oublier, faire partie des ténèbres, se mélanger à la boue
glaciale, s’enfoncer lentement dans ce sol jusqu’à ne plus laisser de traces...
Il avait fermé les yeux. Sous ses paupières closes, une minuscule flamme avait
projeté une faible lueur. C’était la lumière d’en haut. Celle vers qui il
pouvait retourner… Il avait dû se décider. Disparaître ou renaître.
— Cette dépression dont j’ai souffert... a été une période très sombre de ma
vie, reprit Jean-Marie. Je souhaite à personne d’être obligé d’aller si creux
pour comprendre…
— Comprendre quoi ? demanda Pierre.
— Comprendre que c’est pas la faute à personne ni à Dieu ni à rien si tu
échappes ton bonheur. C’est parce que tu l’as pas serré assez fort entre tes
doigts.
Des flocons de neige se mirent à tomber, tout en douceur, presque suspendus
dans leur descente, hésitant à choisir leur lieu d’atterrissage.
— Tu sais que j’ai failli entrer à la trappe moi aussi ? avoua Pierre après
quelques secondes.
— Non ! T’es sérieux ? Quand ça ?
— Un peu avant la fin de la guerre.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’idée ?
— Euh… une
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