Au temps du roi Edouard
Italie, mon cher duc, dit-il en rapprochant légèrement sa chaise de celle de Sébastien. Ni dans aucun pays latin. Les Anglais ne s’intéressent pas aux femmes, je veux dire, à la Femme. Que vous importe une jolie cheville ? Vous vous préoccupez beaucoup des fanions de vos chevaux de polo, mais vous regardez rarement une femme au-dessous du visage. Oh ! j’en suis sûr. Vous avez dix-neuf ans ? Vingt ? Quel rôle les femmes jouent-elles dans votre vie ? Que faites-vous de vos soirées d’Oxford ? Vous vous réunissez chez des amis et, fumant la pipe, vous parlez de quoi ? Du sport, de la politique. La Femme ? On dirait qu’elle n’existe pas ; c’est mal porté de parler d’elle. Une soirée à Londres par-ci par-là… (et son petit rire fit à Sébastien l’effet d’un coup de poing dans les côtes), puis vous rentrez dans cette vie masculine, au milieu d’autres jeunes gens, comme si rien ne s’était passé… Oui, vous êtes un peuple étrange, secret, honteux d’être naturel. En Italie, à votre âge…
Les paroles de l’ambassadeur rendirent Sébastien maussade ; il était piqué, inquiet ; il avait honte de sa virginité. Si les gens, pour lui, étaient à peine réels, les femmes l’étaient moins encore. Il était loin de prévoir, tandis qu’il regardait son verre d’un air farouche, l’aventure qu’il allait vivre. Il se demandait seulement s’il pourrait bientôt interrompre Potini et lui proposer d’aller rejoindre les dames au salon…
* * *
— Rien n’arrive, dit Sébastien avec violence ; les jours se suivent et se ressemblent tous.
— Les événements vont par série, répondit lady Roehampton ; rien n’arrive, comme vous le dites. Et puis, tout à coup, sans qu’on sache pourquoi, les événements se précipitent. C’est comme si la vie avait longtemps accumulé de l’énergie en vue d’un grand effort. Vous vous en rendrez compte vous-même. Inutile que je vous l’apprenne. Personne n’a jamais foi en l’expérience des autres ; c’est à peine si, peu à peu, on se laisse convaincre par ses propres découvertes. Oh ! mon cher Sébastien, dit-elle (et elle cessa de citer Mme Cheyne pour parler avec sincérité, se rappelant un jeune amant qu’elle avait perdu), songez à tous ceux qui sont morts sans avoir pu atteindre leur propre sagesse !
Ils se promenaient dans le jardin, montant et descendant l’allée qui longeait la maison. À travers les fenêtres filtraient une lumière jaune et le son d’une musique. Là-haut, le ciel était sombre et étoilé, et les arbres du jardin formaient une masse noire contre la ligne claire et tardive de l’horizon. L’air était chaud et parfumé. Sébastien l’avait obligée à sortir ; encore troublé par les sarcasmes voilés de Potini, il avait senti le besoin impérieux de faire un geste résolu et, dans ce milieu où les idées étaient si étrangement artificielles, il n’avait trouvé rien de plus violent que de priver les tables de bridge de la présence de lady Roehampton. Il sourit intérieurement de l’effet insuffisant de son caprice ; ce geste avait créé beaucoup d’irritation, une irritation, il le sentait, qui, dans tout autre groupe, eût été réservée pour des sentiments d’un ordre plusgrave ; mais c’était une irritation d’êtres qui savaient se dominer, comme il convient à des gens bien élevés et de manières parfaites. Seule lady Roehampton s’était montrée ravie ; elle avait souri au jeune homme, qui, avec autorité, revendiquait sa compagnie. Elle s’était levée, au milieu d’un nuage de taffetas bleu, beauté gracieuse, chaude, consciente de tous les yeux qui la regardaient. Tandis qu’elle marchait à ses côtés, Sébastien était intensément conscient de la valeur de cette femme : sa valeur de femme très belle, délicieusement achevée, avec une parfaite maîtrise de la vie, sûre d’elle-même, adroite, secrète, et ne trahissant jamais sa personnalité réelle à aucun être. À côté d’elle, il se sentait naïf et incertain, incapable de s’accommoder de l’existence avec autant de facilité. Pourtant, il savait qu’il pouvait parler avec elle. Elle était charmante, dangereuse, il pouvait lui parler. La certitude qu’elle était totalement indigne de sa confiance ajoutait une voluptueuse amertume à l’humiliation qu’il avait de se trahir. Car Sébastien aimait à verser du vinaigre dans ses blessures.
II
Anquetil
Le
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