Au temps du roi Edouard
un garçon étrange aux yeux de sa mère et des amis de sa mère ; il pouvait, lui-même, s’étonner de ses caprices, mais les gens de Chevron, qui le voyaient toujours d’humeur égale, ne trouvaient rien en lui qui pût les étonner. De plus, il était généreux : c’était un propriétaire idéal ; il devait y en avoir beaucoup comme lui, beaucoup qui, discrètement, décidaient de partager leur fortune, et pas toujours à leur avantage, de braves gentilshommes campagnards, moins favorisés que Sébastien, qui étaient cependant pénétrés du même esprit et avaient toujours consacré leur temps et une bonne partie de leurs biens à ceux qui dépendaient d’eux. Sébastien, la plume aux lèvres, se demanda si ce système ne comportait pas un désagréable relent de charité. Il se dit que non, car il savait qu’il lui était aussi doux de penser que Bassett ne souffrirait plus de son mauvais toit, qu’il serait agréable à Bassett, l’hiver prochain, d’avoir un toit réparé… Il fallait qu’il aille parler à Bassett. Bassett verrait qu’il s’intéressait personnellement à lui. Ils regarderaient ensemble enfoncer les chevilles de bois dans les belles tuiles neuves.
— Votre Grâce est bien bonne, dirait le père Basset (on l’appelait toujours le père Bassett, personne ne savait pourquoi)…
Mais la reconnaissance était la dernière chose à laquelle Sébastien tenait. Il penserait immédiatement avec honte à son propre toit, le toit de Chevron, dont la moindre fissure était réparée dès que Wickenden l’avait découverte. Ah ! Wickenden !… Il fallait aussi qu’il vît Wickenden. « Wickenden serait heureux d’entretenir Votre Grâce pendant quelques instants »,disait une note posée sur sa table. Il sonna et envoya chercher Wickenden.
Wickenden entra. C’était un petit homme à la figure ridée, aux yeux bleus et perçants : un mètre sortait de la poche de son tablier de serge. Il avait fait son apprentissage à Chevron chez son père et lui avait succédé comme menuisier en chef. Les enfants de Wickenden assistaient, chaque année, à l’arbre de Noël et recevaient un jouet, une pomme et une orange, mais Wickenden n’avait d’autre passion que Chevron.
— Eh bien, Wickenden, que puis-je faire pour vous ?
Sébastien s’attendait à apprendre qu’un pignon s’était écroulé, que le toit avait besoin de nouvelles réparations ; mais Wickenden, les yeux baissés sur son chapeau qu’il tournait entre ses doigts, semblait profondément troublé :
— Eh bien, Wickenden, qu’est-ce qui est en train de s’écrouler ?
Wickenden leva les yeux.
— Tout ! à ce qu’il me semble, Votre Grâce.
Sébastien sursauta ; les yeux de l’homme étaient remplis de larmes.
— C’est à propos de mon garçon, Votre Grâce, Frank, mon aîné. Votre Grâce sait que je voulais le prendre avec moi, cette année. Eh bien ! il ne veut pas venir… Il veut… je ne sais comment l’avouer à Votre Grâce… Il veut aller travailler aux automobiles ! Il dit que c’est l’avenir. Votre Grâce sait bien que mon père et mon grand-père étaient ici avant moi, et je comptais que mon fils prendrait ma place quand je serais parti… C’est comme si Votre Grâce avait un fils : permettez lacomparaison. Ah ! je n’aurais jamais pensé qu’un de mes gars aurait quitté Chevron quand il aurait pu y rester ! Car Frank, c’est un garçon capable, je n’en ai jamais vu de plus adroit ; c’est ça qui le pousse vers la mécanique. Et qu’est-ce que c’est que la mécanique ? Je le demande à Votre Grâce ? Qu’est-ce que c’est que serrer un écrou quand on a entre les mains un joli morceau de bois ? Du bois comme j’en ai dans le chantier, qui, dans quarante ans, sera aussi sec qu’un violon, et bon à être travaillé quand Frank aura soixante ans. Il pourrait en faire des meubles, n’importe quoi ! C’est moi qui ai choisi le chêne… M. Reynolds voulait le scier pour en faire des bûches, mais je ne l’ai pas laissé faire. Je lui ai dit que ce serait une honte. Un chêne qui a été renversé par la tempête il y a trois ans ! Je l’ai débité en planches et laissé dans la cour pour qu’il sèche. Je l’ai montré à Frank, et je lui ai dit : « Frank, quand tu auras soixante ans et que tu auras besoin d’un joli morceau de bois, tu le trouveras là, et n’oublie pas que ton père l’a mis là pour toi. » Et maintenant, voilà
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