Au temps du roi Edouard
connaissait son pouvoir et savait qu’ils supporteraient tous ses caprices, même s’ils devaient d’abord se rebiffer. (Elle ne s’imagina pas un instant qu’Anquetil pourrait s’opposer à son désir.) Elle se félicitait de l’avoir invité à Chevron. C’était le bon moment ; il avait mené une vie terrible, pauvre garçon, et comme ça devait lui sembler bon, maintenant, de venir passer quelques jours dans une maison confortable et civilisée ! Vraiment, c’était doux de faire plaisir aux gens ! Lucie se sentit tout à coup envahie d’une vaste mansuétude. Elle allait faire le bonheur d’Anquetil. Elle allait le gâter. Il n’était jamais allé à l’Opéra, sans doute, ou, du moins, il n’avait dû aller qu’au poulailler. Elle était sûre qu’il n’avait pas de boutons de manchettes, ou des boutons en os… C’est vrai qu’il n’était pas très brillant dans la conversation, mais, en revanche, il avait une personnalité qui s’imposait ; il n’était pas beau, non plus, bien qu’il lui rappelât un tableau de Chevron, mais son visage avait du caractère ; elle demanderait à Sébastien quel était ce tableau pour le citer, si quelqu’un faisait une remarque désobligeante. Il avait la peau brune, deux touffes de cheveux noirs et frisés qui se dressaient sur chaque tempe, des yeux brillants, et une cicatrice du menton à l’oreille. Un visage frappant, couvert par une décharge de fusil de petits trous bleus, comme si un tatoueur fou avait fait des taches avec son aiguille au lieu de dessiner une ancre, un monogramme, des couteaux entrecroisés, n’importe quoi. Si elle imposait Anquetil au monde, à son monde, elle consacrerait la réputation qu’elle avait d’être une originale. « Mon amant de cœur 1 », murmura-t-elle, s’étirant entre ses draps et oubliant son premier mouvement de mansuétude.
* * *
Lucie descendait rarement avant déjeuner ; mais, ce matin-là, elle alla faire un tour dans le jardin, son ombrelle de dentelle inclinée entre le soleil et sa tête blonde. Le silence de la maison l’accablait ; elle n’avait pu trouver Anquetil ni dans le salon ni dans la bibliothèque et, comme une enfant gâtée, elle était déjà de mauvaise humeur parce qu’elle ne l’avait pas vu là où elle le cherchait. Ses talons faisaient de petits trousronds dans le gazon. Miss Wace la regardait du haut d’une fenêtre avec une haine mêlée d’adoration.
— Comme la duchesse est charmante ce matin, pensa-t-elle, dans ce tailleur qui moule son joli corps…
Miss Wace, qui préconisait les robes de serge héliotrope, les ceintures rigides et les cheveux tirés, vivait dans un constant dilemme : elle méprisait la frivolité de Lucie et admirait à la folie son exquise féminité. Elle ne pouvait s’habituer à cet être qui, tout à coup, vous poussait à une exaspération telle qu’on demandait sur-le-champ son congé et qui, le moment d’après, exerçait sur vous un tel charme qu’on était heureux de rester debout toute la nuit à attendre l’heure où, harassée, elle se déciderait à aller se coucher.
— Il y a des gens, pensait miss Wace, en se montant la tête, qui croient que tout leur est permis !
Bien qu’elle trouvât une grande satisfaction dans les vérités proverbiales, elle n’avait jamais pu arriver à celle-ci, que chacun s’impose par sa valeur.
— Mais comment s’offusquer de tout ce que dit la duchesse ? pensa-t-elle, en regardant la gracieuse Lucie qui jouait avec son ombrelle…
Puis elle se rappela comment Lucie l’avait traitée pour quelque chose dont elle n’était pas coupable, et elle se dit que, tôt ou tard, elle ferait ses malles et s’en irait.
— Le respect de soi-même est une chose qui existe, se plaisait-elle à affirmer.
Au fond d’elle-même, elle savait parfaitement qu’elle cesserait de vivre le jour où elle ne serait plus dans le sillage de Lucie ; elle savait aussi qu’elle nepourrait jamais se résoudre à quitter une maison où le roi venait si souvent :
— Je ne suis pas snob, ma chère, confiait-elle à une amie intime ; je suis même fière d’ignorer ce que ce mot veut dire, car je suis républicaine et je m’en vante.
Mais, après maintes simagrées, elle se laissait arracher l’histoire de la dernière visite du roi.
— C’est pour moi tant de travail en plus, soupirait-elle.
Puis elle racontait comment il fallait veiller à chaque détail, voir si on
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