Au temps du roi Edouard
n’est-ce pas, Viola ? Elle sait tout ce qu’on peut savoir de l’Amérique. Voilà la seule manière d’apprendre la géographie, continua-t-il, voyant que Lucie allait l’interrompre. Parler avec quelqu’un qui est allé dans le pays au lieu d’apprendre par cœur des lignes et des lignes dans un odieux manuel comme celui-ci. Ou bien, étudier une mappemonde. Je suis sûr, duchesse, que vous seriez incapable de me dire quels endroits vous traverseriez en traçant une ligne autour du monde à la latitude de Madrid. Essayez !
La duchesse demeura stupéfaite : c’était là un Anquetil tout différent de l’homme sévère et farouche qu’elle avait essayé de conquérir. Il rayonnait : il était en train de se moquer d’elle. Viola les regardait tous les deux avec une angoisse mêlée d’admiration. La présence d’Anquetil lui donnait du courage ; d’ailleurs, elle savait que sa mère ne se mettrait pas en colère devant lui. Après… Mais sa mère partait pour Londres après déjeuner, et, à la fin de la semaine, lorsqu’elle rentrerait, elle aurait tout oublié.
* * *
Lucie surprit Sébastien dans la bibliothèque. Elle se montra très tendre et caressa ses cheveux d’un geste qu’il détestait tout particulièrement. Malgré sa douceur apparente, il sentit qu’elle était de mauvaise humeur et que ses premiers mots n’étaient qu’un inutile préambule à ce qu’elle voulait dire. Aussi ne fut-il guère surpris lorsqu’il entendit enfin :
— Oh ! à propos de M. Anquetil…
Lucie voulait savoir à quel tableau il ressemblait. Elle n’avait pas eu le courage d’aller là-haut, mais Sébastien connaissait les tableaux de Chevron beaucoup mieux qu’elle. Quel tableau était-ce ? Il était laid, M. Anquetil, mais il n’était pas indifférent. N’était-ce pas l’avis de Sébastien ? Cette cicatrice, ces taches bleues, ces touffes de cheveux. Ce n’était pas un visage de maintenant. Il aurait pu figurer parmi les portraits des Tudors accrochés dans la galerie Marron : Drake, Howard, Raleigh, – lequel était-ce donc ?
— Ce n’est pas à un tableau qu’il ressemble, dit Sébastien, mais à n’importe quel marin du temps d’Élisabeth.
— À n’importe quel pirate, rectifia Lucie.
— Les marins d’Élisabeth étaient tous pirates, reprit Sébastien.
Lucie éclata d’un rire argentin, ce rire qui avait fait croire à beaucoup d’hommes qu’elle comprenait ce qu’ils disaient.
* * *
Lucie s’était mis en tête qu’Anquetil l’accompagnerait à Londres ; ce projet fut déjoué, non par Viola, mais par Sébastien, qui, à la surprise de tous, offrit à Anquetil d’aller se promener à cheval dans l’après-midi et de prendre un train du soir. On n’avait jamais vu Sébastien agir ainsi, – habituellement, il grillait d’impatience que les gens s’en allassent, – et le dépit de Lucie n’eut d’égal que son ahurissement. Elle commençait à soupçonner qu’elle était de trop 2 et qu’Anquetil, non moins que ses enfants, attendait son départ comme une délivrance. Cependant, elle aimait trop Sébastien pour lui en vouloir ; s’il fallait un bouc émissaire, ce serait Viola. L’emmènerait-elle avec elle à Londres ? Elle se dit qu’au cas où elle aurait besoin d’une soupape à sa mauvaise humeur, ce serait commode d’avoir Viola auprès d’elle, mais elle se refusa d’admettre que son secret désir était d’empêcher Viola et Anquetil de se connaître davantage. Enfin, elle décida que ce serait assommant de traîner Viola à sa suite. Elle se sentait souvent gênée par les critiques muettes de sa fille, et elle savait qu’à Londres, la maison serait pleine de gens du matin au soir… Qu’ils restent donc ensemble ! Quant à Anquetil, elle s’en lavait les mains. Quelle folle elle avait été d’avoir seulement songé à lui ! Elle emmènerait Wacey à sa place. Il n’en restait pas moins qu’elle avait été bafouée, et cette pensée la suivit à travers son voyage, aussi irritante qu’une pierre dans son soulier.
* * *
Ils étaient partis à cheval, suivis des chiens, et Anquetil se sentait heureux et libre en compagnie des deux jeunes gens. Bien plus : il était rempli d’ardeur comme à la veille de quelque nouvelle aventure. Il approchait de l’âge où le spectacle des jeunes est en lui-même une source de bonheur ; il avait près de quarante ans, – vingt-deux ans de plus que Viola, vingt ans
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