Au temps du roi Edouard
épreuve ; un geste, pensait Sylvia, suffirait à mettre par terre cette cascade de parents : tante Fanny en crinoline, George en costume marin, Ernestine prête à lancer son cerceau, Daisy, l’actuelle douairière, célèbre beauté irlandaise, habillée d’hermine des pieds à la tête, avec ses deux petits garçons en traîneau au milieu de sapins couverts de neige ; et enfin, Sylvia, en chapeau de tweed et robe tailleur, avec Margaret dans sa voiture.
Sylvia s’étonna de figurer en intime dans un salon qui lui était si étranger. Elle comprit que sa photographie était là, non parce que sa belle-sœur l’aimait, mais parce qu’elle faisait partie de la famille. Il fallait bien que la femme de ce pauvre George eût sa place au milieu du palmier.
Vraiment, la salle était trop encombrée. Il y avait trop de chaises, trop de coussins, trop de petites tables, trop de feuillages dans les vases à long col, trop de stores et de rideaux à festons. Tout cela sentait le moisi, la rouille, la poussière. Le satin était fixé aux chaises par des boutons agressifs. Chaque chose était toujours recouverte d’une autre. La hotte de la cheminée portait un fardeau d’ornements, la tablette était recouverte d’un morceau de soie aux lourdes franges, le piano était recouvert d’un carré de velours de Damas sur lequel branlaient d’autres photographies et de fragiles ornements. Au milieu du salon, il y avait un tête-à-tête où deux personnes pouvaient s’asseoir l’une en face de l’autre, tout en étant correctement séparées par un accoudoir en forme d’S.
Quand lady Clémentine entendit annoncer « Lady Roehampton », elle leva la tête, s’attendant à voir entrer sa mère ; ce ne fut pas une douairière qui entra, mais la radieuse Sylvia, avec Margaret à la remorque. Elle s’avança dans un frou-frou de soie, évitant les obstacles, remplissant l’air d’un étrange parfum, aussi voluptueuse qu’un pigeon amoureux.
D’un coup d’œil rapide et exercé, Sylvia reconnut Clémentine, Ernestine, Blanche, lady Wexford en velours marron, lady Porteviot, et une poignée de jeunes filles, toutes fort gauches, mais qui s’étaient levées d’un bond et se montraient pleines de prévenances. Sylvia tomba dans cette assemblée commeun oiseau de paradis qui s’abattrait sur un poulailler. Elle savait qu’elles étaient stupéfaites et hostiles, elle savait aussi qu’elles seraient difficiles à émouvoir (ici, pas de naïve sentimentalité qui se laisserait prendre à sa beauté) et la conquête, ma foi, n’était guère intéressante ; mais elle avait tellement l’habitude de séduire qu’elle rassembla toutes ses armes contre une défaite possible, pour des raisons d’esthétique et d’amour-propre, qui venaient s’ajouter à ses projets immédiats. Elle commença par tenir pour acquis que lady Clémentine était enchantée de la voir ; elle enveloppa la rigide silhouette de sa belle-sœur d’une étreinte prolongée, renouvela cette étreinte, légèrement modifiée, avec Ernestine et Blanche, tendit une main cordiale à lady Wexford et à lady Porteviot, indifférente à la froideur qu’elles lui montraient, se dirigea, rayonnante, vers les jeunes filles, embrassa ses nièces et s’assit sur le sofa à côté de lady Clémentine, retenant la main de cette dame dans la sienne et la tapotant doucement, tandis qu’elle reposait sur son genou.
Ce contact physique avec lady Roehampton fut particulièrement désagréable à lady Clémentine ; elle percevait, à travers sa main, l’extrême douceur de la cuisse de Sylvia et elle en éprouvait une impression d’indécence qu’elle associa immédiatement aux histoires qui lui étaient familières (histoires d’amour de Sylvia et des débauchés qu’elle fréquentait).
Que disait donc lady Porteviot ?
— Cette femme corrompue, ma chère… Je regrette qu’elle soit la femme de votre frère, nous n’y pouvons rien… Mais c’est une femme corrompue.
Lady Porteviot, du haut de son buste rigide, se croyait autorisée à prononcer des jugements péremptoires et jouait au dictateur dans le cercle des dames qu’elle fréquentait ; elle avait l’habitude qu’on l’écoutât avec respect et ses amis savaient qu’on se taisait quand elle voulait parler. Or, voilà que Sylvia monopolisait la conversation, bavardant avec entrain, prenant à témoin tantôt Ernestine, tantôt lady Wexford : « Je suis sûre, chère lady
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