Au temps du roi Edouard
transporter à Londres avec les domestiques, les voitures et l’argenterie pour se consacrer, pendant trois mois, à l’entrée dans le monde de leur « Alice ». Cela leur donnait maint souci, car, bien qu’ils fissent très attention aux familles que fréquentait leur fille, la société et les habitudes étaient devenues si dissolues(telle était leur opinion) que les meilleures maisons pouvaient être envahies par des indésirables. Voilà, par exemple, qu’à Buckingham Palace, au bal de la cour, la première personne qu’ils rencontraient était cette femme, la célèbre lady Roehampton ! Alice frissonna de bonheur et d’envie, comme si tout un univers venait de lui être révélé. Lord O… ouvrit de grands yeux, ajusta son large ruban rouge et pensa :
— Par Dieu ! voilà une belle femme !
Seule, lady O… resta fidèle au code familial. Elle se redressa si haut qu’un diamant de son diadème, reflétant les feux des candélabres, fit cligner de l’œil un hallebardier…
— Jamais, songea-t-elle, jamais ! Même si le roi nous la présente !…
L’entrée de lady Roehampton dans la salle de bal eut l’effet que Sylvia attendait. L’ambassadeur qui vint lui baiser la main symbolisa par ce geste les sentiments de tous les hommes qui la regardaient et s’écartaient légèrement pour lui faire place. Son charme s’épanouit, comme toujours, devant cet hommage. Bien que la salle fût pleine, elle en devint le centre, emplissant l’espace d’un parfum de grâce qui se dégageait de toute sa personne. Elle marchait lentement, entourée d’ardents hommages, semblant à peine remarquer ceux qui revendiquaient l’honneur de l’approcher, mais les récompensant tous d’un sourire comme si chacun était l’élu.
Cependant, il est permis de se demander (c’est le privilège du romancier) ce qui occupait réellement l’esprit de Sylvia, derrière cette façade d’une exquise assurance. Était-elle si habituée à ces fêtes qu’elle n’enressentait plus la magie, comme Alice, qui arrivait de sa province ? Uniformes, bijoux, décorations, noms célèbres par leur passé ou par leur gloire présente, richesse, gouvernement, royauté, cet apparat avait-il perdu tout pouvoir sur son imagination ? Faisait-elle trop étroitement partie de cet ensemble ? Pouvait-elle tendre deux doigts au futur vice-roi des Indes sans songer à l’empire qu’il allait gouverner ? Pouvait-elle saluer le premier lord de l’Amirauté sans penser autre chose que : « Ce cher vieux Jacky ! » Différant en cela de lord et de lady O…, pouvait-elle oublier d’associer les gens à leurs titres ? Ne se disait-elle pas, au moins :
— Me voici, la belle Sylvia Roehampton, aussi célèbre à Paris qu’à Londres, peinte par tous les grands artistes, depuis Carolus-Duran jusqu’à Sargent, qui arrive au bal de la cour… ?
Majestueuse et pleine de grâce (M. de Soveral disait qu’il ne connaissait pas une femme qui fût à la fois si imposante et si voluptueuse), elle s’abandonna au bras du jeune Ambermere et s’éloigna aux rythmes de la valse. Elle ne voulait pas s’attarder dans cette foule quand l’endroit le plus choisi de la salle se trouvait autour du dais royal, et la danse lui sembla le plus sûr moyen d’arriver là où elle voulait être.
Aussi, elle dansa, et la danse lui réussit, car on la vit bientôt debout, en train de parler au roi, qui, en l’apercevant, lui avait fait signe de venir le divertir et riait avec elle, pendant que le jeune Ambermere se tenait à une distance respectueuse et que le reste de la salle les regardait du coin de l’œil (de cet œil obséquieux et oblique avec lequel on regarde les rois) en voulant faire croire qu’ils n’en faisaient rien. On savaitque lady Roehampton était parmi les intimes du roi, et nombreux étaient les regards d’envie et de dénigrement qu’on lui lançait, tandis que, sans contrainte, elle balançait son éventail et faisait rire Sa Majesté. Nombreuses aussi étaient les femmes qui auraient voulu être dans ses souliers (femmes de fonctionnaires, jeunes femmes de pairs plus riches en titres qu’en élégance, femmes de secrétaires de la légation du Chili), mais celles qui étaient franches vis-à-vis d’elles-mêmes devaient reconnaître qu’elles n’avaient rien de ce qu’il fallait pour tenir la place de lady Roehampton. Mises en présence du roi, elles auraient été fort embarrassées. C’était une
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