Au temps du roi Edouard
pas. Il faut absolument que je dépose des cartes cet après-midi, et je l’emmènerai prendre le thé chez Clemmie quand nous aurons fini…
— Mais, chérie, dit George doucement, vous m’avez dit, l’autre jour, que vous n’aviez pas vu Clemmie depuis cinq ans.
— C’est vrai ; et raison de plus pour que j’emmène Margaret chez elle aujourd’hui. La fille de Clemmie a l’âge de Margaret. Dites donc, George, comment s’appelle-t-elle ?
— Agathe, répondit George, qui allait souvent voir ses sœurs, quand il n’avait rien de mieux à faire.
— C’est vrai ! Agathe ! Celle qui a des taches de rousseur. Je crois que je ne mettrai pas de poudre, ajouta en riant lady Roehampton, car Clemmie serait choquée… Alors, vous trouvez vraiment, George, qu’il est préférable de confier Margaret à Clemmie plutôt que de la traîner toujours avec nous chez desgens comme Romola ou sir Adam ?… Je crois que vous avez raison. On ne saurait être trop prudent avec une jeune fille. Je ne répéterai pas à Clemmie ce que vous m’avez dit, car elle penserait que j’ai honte de mes amis ; mais si elle me propose de chaperonner Margaret, je ne refuserai pas. Mon cher George, vous avez tant de jugement ! Que ferais-je sans vous ?… Sonnez, que je demande la voiture…
Une heure plus tard, lady Roehampton, accompagnée de Margaret, s’éloignait dans sa belle victoria. George, qui préférait les chevaux à la mécanique, lui avait donné, sur ses instances, un coupé électrique, mais, l’ayant obtenu, elle s’en servait rarement. Le coupé n’avait ni la rapidité de l’auto ni l’élégance d’un attelage. Si on le prenait pour aller à Ranelagh, par exemple, les accumulateurs vous laissaient toujours en panne au milieu de Kingston Hill. De plus, après chaque arrêt, il repartait d’un bond tel qu’il disloquait non seulement votre colonne vertébrale, mais encore votre chapeau, et, comme celui-ci était perché sur le sommet de la coiffure d’une façon précaire, il vous tombait sur le nez. Sylvia était rarement de l’avis de George (bien que, pour certaines raisons, elle prétendît parfois le contraire), mais sur la question du coupé électrique, ils étaient parfaitement d’accord.
Lady Roehampton, dans sa voiture, avec sa fille à côté d’elle, faisait vraiment un très joli tableau. Elle tenait son ombrelle au-dessus de sa tête, et, devant elle, se trouvaient un porte-cartes et un carnet d’adresses en cuir rouge de chez Dreyfous. Tandis que ses chevaux filaient à travers le parc, elle tira trois cartes de visite, laissant s’envoler par-dessus bord les petits papiersde soie ; sur la plus grande carte, on lisait : comtesse de Roehampton, lady Margaret Cairn et dans le coin en bas : Roehampton House, Curzon Street ; sur les plus petites : comte de Roehampton, et dans le coin : Carlton Club. Sylvia était contente. Cela l’amusait de se promener ainsi, de s’arrêter devant différentes portes, de recevoir la réponse « Madame n’est pas chez elle », de tendre à James, le tigre, les cartes où elle avait crayonné en hâte : « Désolée de ne pas vous rencontrer », de consulter sa liste d’adresses, de filer de nouveau sur les roues silencieuses, au trot rapide de ses deux petits poneys. Elle aimait la façon dont Bond, le cocher, portait son chapeau, et l’élégance avec laquelle il faisait voler son fouet. Aujourd’hui, elle prenait un nouveau plaisir à tout cela, parce qu’elle allait pouvoir se décharger de Margaret sur ses tantes, et appartenir davantage à Sébastien.
* * *
Lord Roehampton avait cinq sœurs, toutes bâties sur le même modèle. Anguleuses, droites, plates, on aurait dit qu’elles étaient nées pour s’asseoir derrière la table de la salle à manger et emplir la théière avec la bouilloire d’argent. Elles avaient de longs visages distingués et des mains remarquablement belles. Elles portaient des costumes nets et sévères dont l’effet se trouvait détruit par les mèches folles qui couvraient toujours leur nuque, et que ni les filets ni les barrettes ne pouvaient dompter. Elles avaient la langue mordante et c’étaient évidemment des femmes intelligentes, énergiques, aussi capables d’intimider les conseils de gouvernement locaux que de gérer leur budget familial. Ce qu’elles pensaient de leur jolie belle-sœur, elles ne le disaient jamais, car leur code ne permettait pas qu’on critiquât
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