Au temps du roi Edouard
ouvertement la femme de son frère, mais ce n’était pas difficile à deviner ; et Sylvia, dans les rares occasions où elle s’était trouvée en leur présence, avait eu l’impression d’être entourée de cinq grenadiers, dressant contre elle leurs lances de désapprobation.
Heureusement, Sylvia subissait rarement leurs regards inquisiteurs, les milieux qu’elles fréquentaient étant très différents ; c’est tout juste si, dans des cérémonies comme les bals de Devonshire House, elle les apercevait de loin et riait derrière son éventail en montrant à ses adorateurs la robe de satin gris fer et la tiare en diamants de lady Blanche et de lady Clémentine ; mais aux réunions plus intimes, telles que les bridges de sir Adam et les dîners sans cérémonie où le roi se rendait quasi incognito, riant à gorge déployée par-dessus son gros cigare, elle était sûre que nul censeur ne viendrait glacer son heureuse insouciance.
Sylvia avait raison de penser qu’elles étaient du même sang que les Wexford. Ils appartenaient tous à cette aristocratie terrienne qui ne s’occupait pas des engouements de Londres, suivaient droit leur chemin et maintenaient leur dignité avec la lourdeur tapageuse d’un coche familial. Ils connaissaient leurs arbres généalogiques sur le bout du doigt, s’intéressaient plus aux vieilles familles ruinées qu’aux grosses fortunes récentes, étaient profondément et sincèrement choqués que des juifs fussent admisdans la société. Leur solidarité était une chose surprenante. Ils avaient une façon de parler d’eux-mêmes qui réduisait le reste du monde à l’état d’humbles quémandeurs sur le seuil d’une porte. Trop bien élevés pour se montrer arrogants, trop médiocres pour railler, ils étaient tellement convaincus de leur supériorité qu’elle se trahissait par un coup d’œil, un mouvement d’épaules, une poignée de main, et par l’assurance avec laquelle ils accueillaient certaines valeurs ou en rejetaient d’autres. Lourds, majestueux, et pleins d’ennui, ils formaient un bloc solide au cœur de la société anglaise.
Seule, la fortune séparait lady Blanche ou lady Clémentine de lady L… ou de la duchesse de D… On savait, malheureusement, que toutes les jeunes filles ne pouvaient faire de brillants mariages et que certaines devaient se contenter de gentlemen fort honorables dont l’Angleterre est pourvue en quantité très satisfaisante. Les sœurs de lord Roehampton s’étant rendu compte, vingt ans plus tôt, que les couronnes et les plus hauts titres ne leur étaient pas destinés, avaient suivi l’exemple de beaucoup d’autres sœurs bien nées, mais trop nombreuses, et, l’une après l’autre, avaient accordé leur main à des gentlemen terriens qui n’étaient pas fâchés d’épouser une fille titrée, et qui, en retour, les faisaient maîtresses d’un agréable château construit sous le roi George, et d’une maison à Londres avec, si possible, un porche dorique.
Dès lors, la vie de la dame était aussi bien tracée que la grande allée de son parc, bordée de poteaux blancs reliés par des chaînes ; elle passait les premières années de son mariage dans la retraite, se consacrantentièrement à la production d’un héritier, d’un frère ou deux, si possible, et probablement de plusieurs petites filles. Ce devoir accompli, elle allait chaque année se montrer à Londres, plus digne et plus majestueuse à mesure que la frivolité de la jeunesse faisait place à la sobriété de l’âge mûr, jusqu’à ce qu’elle nous apparût, sous les traits de lady Clémentine Burbridge, barricadée derrière sa table à thé et sa bouilloire chantonnante, offrant des petits gâteaux, des sandwiches à la saucisse et des scones beurrés aux dames en visite.
La maison qu’elles habitaient ne ressemblait pas à celle de Sylvia, chez qui un certain goût de la simplicité commençait à se faire sentir. Ici, les salons étaient encombrés du fâcheux désordre d’autrefois : des voitures et des chaises à porteurs en miniature, des huiliers, de minuscules éventails d’argent, des petits paniers en filigrane jonchaient les tables sous la rotondité de l’abat-jour (Sylvia remarqua que, parmi ce fouillis, il n’y avait pas de cendrier). Dans chaque coin de la pièce, il y avait des palmiers où se cachaient, parmi les branches, des photographies de famille, montées sur un carton d’une rigidité à toute
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