Au temps du roi Edouard
Wexford, que vous me comprenez à demi-mot », penchant sa jolie tête tantôt vers l’une, tantôt vers l’autre, riant, plaisantant, sans jamais laisser échapper la main de lady Clémentine, et revenant toujours à elle comme si ce fût son unique amour.
Les jeunes filles s’étaient arrêtées de chuchoter ; elles regardaient lady Roehampton bouche bée, car elles n’avaient jamais vu un être aussi charmant, aussi séduisant, aussi sûr de soi et aussi digne d’envie. Ce fut un coup terrible lorsque lady Clémentine, saisissant la première occasion, fixa sa fille Agathe de son œil de chouette et insinua qu’elle préférerait sans doute monter avec ses amies dans son petit salon.
Elles s’en allèrent sans bruit, et Sylvia comprit qu’elle venait de perdre ses uniques partisans.
Maintenant qu’elles étaient parties, il fallait affronter ce rempart de poitrines farouches. Sylvia était sans doute venue à bout de situations plus difficiles : elle avait réussi à mettre le roi de bonne humeur, elle avait amené des amoureux rivaux dans des havres de civilité réciproque ; mais avec les femmes, c’était tout différent ; il n’y a pas de pires ennemies que les femmes. Seulement, Sylvia tenait toujours la mainde Clemmie : Clemmie essayait bien de se dégager, mais toute la malice de lady Roehampton s’employait à garder cette main. Tant qu’elle serait prisonnière, Clemmie ne pourrait pas servir le thé. Or, aux yeux de lady Roehampton, Clemmie n’avait d’autre raison d’être que de verser le thé ; aussi, sous le couvert d’une affection fraternelle, elle annihilait Clemmie.
— Figurez-vous, lady Porteviot, s’exclamait-elle, que la dernière fois que j’ai vu Agathe, elle était en train de faire des gammes, les nattes dans le dos ; maintenant, la voilà jeune fille, et comme elle est bien faite, Clemmie ! Ma pauvre Margaret a l’air d’un tas, à côté d’elle. Ma pauvre Margaret ne profite pas de son entrée dans le monde comme elle le devrait, et c’est ma faute, soupira Sylvia. J’aurais dû continuer de fréquenter la jeune génération ; mais, à mesure qu’on vieillit, vos amis vieillissent aussi, et le résultat, c’est que Margaret ne connaît personne de son âge…
Lady Clemmie lança à sa belle-sœur un regard cynique, mais une telle effronterie ne méritait pas de commentaire et n’en reçut point.
Lady Roehampton fit, ensuite, un triste portrait de Margaret au bal :
— Je ne connais pas de jeunes gens à lui présenter, dit-elle ; ce dont une jeune fille a besoin, c’est d’un « début », n’est-ce pas, Ernestine ? Mais, sans frères ni sœurs, c’est difficile. Ainsi, quand je vais l’emmener ce soir à la cour, elle ne fera que traîner derrière moi pendant toute la soirée… Et comme je dîne en ville, la pauvre enfant, qui n’est pas invitée, dînera toute seule à la maison : une côtelette sur un plateau…
Et Sylvia soupira.
Lady Clémentine commença de s’apitoyer sur le sort de Margaret, songeant que Sylvia ne devait jamais laisser passer l’occasion de faire sentir à son enfant qu’elle la gênait. Clémentine ne tenait pas à rendre service à Sylvia, mais il fallait penser à la jeune fille. De plus, il n’était pas convenable que la fille de ce pauvre George (lord Roehampton était toujours le « pauvre George » pour ses sœurs) fût mêlée aux amis de Sylvia : une mère qui a toujours auprès d’elle son jeune amant ! Et que diraient les gens de la famille, Suzanne Darlington, Julie Keswic, Charlotte Grantham, si elles apprenaient que Clémentine, Blanche, Ernestine et Ada n’avaient rien fait pour sauver leur malheureuse nièce ? Et elles l’apprendraient certainement, ces vieilles matrones tyranniques qui ne venaient jamais à Londres, mais qui savaient tout ce qui s’y passait et dirigeaient la famille avec une puissance et une sévérité connues seulement de la douairière dépossédée, mais tenace !…
Lady Clémentine ne voulait pas risquer de rencontrer le regard scrutateur de Charlotte Grantham à travers son lorgnon, ni d’entendre sa voix rauque croasser :
— Eh bien, Clemmie, qu’est-ce que j’apprends ? La fille de George abandonnée aux juifs et à des femmes comme Mme Cheyne ? Qu’est-ce que ça signifie, Clemmie, et que faisiez-vous pendant ce temps-là ?
C’est pourquoi lady Clémentine invita Margaret à passer huit jours chez elle. Elle le fit avec aussi
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