Au temps du roi Edouard
montrant du doigt et lui disant qu’il n’y avait plus moyen d’échapper.
* * *
Dans la nef, les gens essayaient de passer le temps en guettant l’arrivée des invités de marque. Les représentants du roi étaient accompagnés jusqu’au chœur ; il y avait le Kronprinz et la princesse héritière, l’archiduc François Charles Joseph d’Autriche, le grand-duc Boris Vladimirovitch, le prince Chakrabhongs de Pitsanulok et Dejasmatch Kassa d’Éthiopie. Celui-ci portait une crinière de lion aux poils hérissés, qui chatouillait le visage de son voisin chaque fois qu’il tournait la tête pour observer les mouvements de quelque nouveau dignitaire. Cette mésaventure échappait aux yeux du menu fretin de la nef. Elle était réservée aux privilégiés réunis dans le chœur et dans le transept. Ces hauts personnages passaient aussi leur temps à observer l’arrivée silencieuse et presque furtive des avant-coureurs de la cérémonie. Ils avaient besoin, eux aussi, de se distraire. Beaucoup d’entre eux étaient là depuis huit heures du matin et commençaient à tâter les petits paquets de sandwiches graisseux qu’ils avaient apportés. Ils commençaient aussi à s’inquiéter de la façon dont ils pourraient satisfaire des besoins plus intimes.
En attendant, ils regardaient successivement la splendide architecture de la voûte et des colonnes et les minuscules silhouettes qui s’agitaient par terre, raides comme des poupées dans leurs robes multicolores. Les tentures de velours bleu et argent, le manteau bleu du prince de Galles, les plumes de héron grises de son chapeau, les soieries des princes hindous, les cottes d’armes des hérauts, la pourpre des pairs et des pairesses massés dans le transept, le dessin d’un vitrail, le silence, les mouvements légers de la foule, la voix puissante de l’orgue, l’attente collective, tout cela exprimait une seule grande chose. Aucun de ces personnages n’avait, à ce moment-là, l’usage de sa propre pensée. Des mots et leur cortège d’associations se succédaient dans les cerveaux las : Angleterre, Shakespeare, Élisabeth, Londres, Westminster, les docks, l’Inde, l’Angleterre…
Que signifiaient tous ces mots ? Que signifiaient-ils pour Dejasmatch Kassa d’Éthiopie, dont la crinière de lion continuait de chatouiller le visage de son voisin ? Ils ne le touchaient pas plus que les danses guerrières de Dejasmatch Kassa touchaient le roi d’Angleterre.L’organisation d’une planète était vraiment chose étrange…
Ainsi pensait Sébastien, portant son petit objet médiéval à la suite du roi. Là-haut, dans les galeries, un chœur de cinq cents voix hurlait : « Vivat ! Vivat Rex Georgius ! » tandis que la procession suivait l’étroite ligne du tapis bleu et s’arrêtait un instant devant les trônes vides.
Le roi était là, en grand costume, le chapeau d’apparat sur la tête, escorté des évêques ; huit jeunes pages, flanqués de vingt gentilshommes et conduits par le maître des cérémonies, portaient la traîne. On apercevait la frêle silhouette de lord Roberts et l’imposante stature de lord Kitchener. Les porte-étendard s’appuyaient sur leurs lances… Puis venait la reine… Mais, chut ! La cérémonie avait commencé.
Sébastien était debout, le précieux objet à la main. Il fallait qu’il demeurât immobile comme une statue, au milieu des amples plis de son vaste manteau ; il ne fallait pas tourner la tête ni montrer par quelque détente qu’il était en vie. Telle une pièce d’échecs, il ne pouvait se mouvoir que vers le carré qui lui était assigné. Seuls, ses yeux pouvaient bouger ; c’est ce qu’ils firent. Ils découvrirent Alice parmi les jeunes filles qui entouraient la reine ; ils découvrirent Sylvia, plus belle que jamais, parmi les pairesses. Elle le regardait, et leurs yeux se rencontrèrent à travers l’église, cherchant si cinq années avaient marqué chez eux quelque changement.
C’était le moment tant redouté par Sébastien ; mais, maintenant, son cœur était mort ; ni Alice ni Sylvia n’étaient assez puissantes pour le rendre à la vie. Ilétait écrasé sous la splendeur du cérémonial et sous le linceul de son manteau de pourpre. Puisqu’il s’était livré à cette mascarade, il saurait faire acte d’abnégation jusqu’au bout ; il serait un morceau de bois, il marcherait comme un morceau de bois ; il irait où on lui ordonnerait, saluerait,
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