Avec Eux...
lèvres tristes et de larmes de joie. Il pleure. Il sanglote, Samia sur ses genoux. Je nâoublierai jamais lâimage de cet homme qui nâest plus quâun immense sanglot versé sur une enfant, sa fille, quâil nâavait jamais vue. Il la dévisage. Jâimagine que son existence se réimpose à lui à ce moment-là . Au fond de lui-même, il ne se pardonne pas. Il regrette. Câest toujours trop tard. Samia ne pleure plus, mais elle est inondée de larmes. Au fond du couloir, le gardien nous rappelle que nous nâavons plus que dix minutes. Le temps nous est compté, son temps à lui surtout, je nâai jamais autant éprouvé la notion du temps qui sâécoule injustement. Je hais ce sablier inhumain. Il nous concerne aussi, nous avons un devoir et lâengagement de notre retour à Fleury-Mérogis à lâheure prévue : dix-huit heures précises. Aucun retard ne sera accepté.
Samir, le père, relève la tête et me murmure avec beaucoup de gentillesse en me tendant son enfant : « Une minute sâil vous plaît. » Il se lève, se dirige vers le mur dâen face et tout à coup se met à taper dessus sans discontinuer, les poings fermés, submergé par cette souffrance de ne pouvoir rien faire de plus, désormais, pour son enfant. Alors Michel le prend par les épaules, le rassure, lui explique que ce temps passé en prison lui servira à réfléchir et quâil retrouvera sa fille dès quâil sortira et quâalors elle sera vraiment fière de lui. Samir, calmé, reprend la petite Samia dans ses bras, et se met à jouer avec elle. Nous nous retirons au fond de la salle pour ne pas les déranger dans cette brève intimité retrouvée. Notre gardien, un homme rond à moustache, nous rappelle une nouvelle fois à lâordre. La colère et lâimpuissance me gagnent, pourtant jâessaie de ne pas stigmatiser systématiquement ces hommes de lâunivers carcéral, car je prends conscience quâau fond eux aussi sont en prison toute la journée. Même si le soir ils en sortent pour rentrer chez eux, le matin quand ils se lèvent, câest en prison quâils vont travailler.
Je reprends doucement lâenfant, tout en glissant à Samir le petit mot que mâa transmis sa femme pour lui. Il le prend, le regarde et lâenfouit dans sa poche. Je lui demande sâil veut y répondre. Il hoche la tête négativement. Jâinsiste :
â Talia va être triste !
â Non, mais vous lui raconterezâ¦
Il pleure de nouveauâ¦
Je sens Samia dans mes bras, littéralement ruisselante des larmes de son père. De ma vie je nâai jamais vu autant pleurer sur un enfant. Je me dis quâen fait toutes ces larmes sontcomme un deuxième bain de vie pour Samia. Une dernière fois Samir prend la tête de sa fille entre ses mains, comme une prière. Il sait quâil ne va pas la revoir avant longtemps, il en a « pris » pour un bon moment. Pour le réconforter, je lui promets de mâarranger pour revenir. Je mens⦠Je sais que je mensâ¦
Sur le chemin du retour, entre Rouen et Paris, Michel et moi sommes très silencieux, encore profondément bouleversés par la douleur indicible de cet homme. Derrière, dans la voiture, Samia est calme, je viens de lui donner un biberon.
à notre arrivée à Fleury-Mérogis, Talia semble soulagée de la revoir si tranquille et apaisée. Pourtant, quand elle quitte mes bras pour rejoindre ceux de sa mère, Samia se met à hurler de nouveau. Câest le monde à lâenvers. Qui sait ce qui se passe dans la petite tête dâun « petit bout de vie » prisonnière dès la naissance ?
â Vous avez un petit mot pour moi ? me demande Talia.
â Non, mais il mâa dit quâil était très heureux dâavoir vu sa fille, il vous embrasse, il vous remercie⦠Il vous aime.
Ce petit mensonge-pansement était indispensable en la circonstance.
Talia a les larmes aux yeux, et elle me prend dans ses bras. Elle ne me connaît pas, mais je suis devenue lâespace dâun moment un membre de sa famille, et peut-être celui dont elle se sent le plus proche. Quand on est coincé entre ces murs, le besoin dâaffection est tel quâon aime tous ceux
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