Aventuriers: Rencontres avec 13 hommes remarquables
verte, son fils n’échappe pas à la règle : il ne tient pas en place, bouscule la conversation et précipite ses explications. Au-dessus de la cheminée, une demi-douzaine de trophées, têtes de chevreuil ou perdrix empaillées, confirment ses inclinations premières. Tout comme le râtelier qui, à proximité, accueille autant de fusils chromés. Sans peine, on imagine les patiences au petit matin et les battues orchestrées dans la foulée.
« Pendant la Seconde Guerre mondiale, notre vie dépendait plus de notre vue que de notre armement. Ce qui primait c’était l’intuition, le réflexe et le visé. » La voix de Chuck Yeager est chaude, traînante, un rien désabusée. Familière aussi. Reprise, paraît-il, par plusieurs générations de pilotes de par le monde, soucieux d’en imiter les échos. Un phrasé tout en persuasion pressé d’expliquer, par exemple, que 90 % des avions allemands abattus par les Américains en 1944 et 1945 l’ont été par 11 % de pilotes seulement. De bien curieux chevaliers en vérité : des paysans pour la plupart, des hommes de la terre, sans autre culture ni formation, des chasseurs bien sûr...
Cette fascination pour les armes à feu, Yeager l’a toujours eue chevillée au corps. Pour le meilleur et pour le pire. En 1927, Chuck n’a que quatre ans et son frère Roy deux de plus. Un jour de juillet les deux découvrent le douze coups paternel, mais c’est l’aîné qui vise et tue la petite sœur par inadvertance. Bouleversé, le chef de famille trouve la force de convoquer ses deux garçons dans l’instant. Pour les accabler? Non pour leur apprendre, une fois pour toutes, le bon usage de l’instrument de malheur...
Ainsi coulait la vie à Myra, sur les bords de la Mud River, en Virginie, l’année où Charles Lindbergh enjamba l’Atlantique, dix ans avant qu’Howard Hughes ne circonscrive le monde, vingt ans avant que Chuck Yeager, en personne, ne franchisse le mur du son.
Dans le salon de sa villa forestière, la maquette de l’engin qui présida à ce dernier exploit n’est pas la mieux lotie. Une antique bouillotte au manche démesuré et un cow-boy sculpté par l’inévitable Remington lui font de l’ombre. La conversation démarre elle-même sur un mode mineur. Sans entrain, ni forfanterie. « C'est un chiffre, c’est une date, mais plus que la performance proprement dite, c’est le contexte, la façon dont nous avons atteint notre objectif qui importe. » Yeager insiste : « Il n’y a pas eu un “ avant ” et un “ après ” mur du son, mais une progression logique, une conquête naturelle. »
Façon de parler. Au sortir de la guerre, les connaissances en matière de vols à grande vitesse étaient insignifiantes. On ignorait tout de l’au-delà de la fameuse « frontière ». Certes, le physicien autrichien Ernst Mach (1838-1916) avait compris que la vitesse du son variait selon l’altitude, la température et la nature des vents. Que de 1 220 km/h au niveau de la mer, elle pouvait n’atteindre que 1 000 km/h aux limites de la stratosphère. Mais quoi d’autre ? Peu de chose, à dire vrai, et pire encore : la certitude qu’un obstacle de brique et de béton, ou supposé tel, protégeait abruptement le terrain à conquérir. Les tests modélisés ne disaient rien qui vaille et la perte du DH-108 de Geoffrey de Havilland Jr en septembre 1946 n’avait fait qu’ajouter à l’ignorance. Et toujours ces problèmes de portance, de stabilisateurs horizontaux, de roulis hollandais...
Début 1947, la Bell Aircraft Corporation, sous la direction de Robert Woods, met enfin au point le X-1 susceptible d’explorer les vitesses transsoniques. Mais l’interrogation demeure. Et l’angoisse. Après tout l’engin n’est rien d’autre qu’une citerne d’alcool et d’oxygène au mieux capable d’être larguée à 8 000 mètres d’altitude du ventre d’un B-29. Un obus de dix mètres de long doté de quatre chambres de combustion et de deux ailes atrophiées à peine moins effilées que des lames de rasoir!
Les candidats au suicide ne sont pas très nombreux. Quelques têtes brûlées, deux ou trois chasseurs, et Yeager, ses vingt-quatre ans, son sourire en coin et ses habitudes de trompe-la-mort. N’a-t-il jamais connu la peur? Sur les bandes enregistrées de ses avions en difficulté, jamais les enquêteurs n’ont relevé la plus petite panique, le moindre appel au secours. « Si vous croyez que l’on a le temps de s’exprimer dans
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