Aventuriers: Rencontres avec 13 hommes remarquables
ces cas-là. On se contente de sauver sa peau, point final. » Question de nature sans doute, mais aussi de hasards.
Lorsqu’il rejoint l’Angleterre fin 1943, Yeager n’a vu qu’un seul avion de toute son existence : un Beechcraft écrasé dans un champ de blé à deux pas de la maison familiale alors qu’il n’était encore qu’adolescent! A l’époque, il n’est pas très costaud, mais son père le stimule et l’encourage tant qu’il peut. Il lui transmet, entre autres, quelques notions d’algèbre et la jouissance de sa Dodge 33 conduite pour la première fois à l’âge de treize ans. Au mieux, le jeune homme espère devenir mécanicien. Juste avant qu’un ophtalmologiste ne décide de l’aiguillage. Pas de doute : l’excellence de sa vue en fait un potentiel pilote de guerre ! Le voilà pourvu d’un bagage théorique minimal et, plus renversant encore, d’une invitation à piloter un Mustang P-51 en partance pour l’Allemagne !
Une précipitation comme une invitation. L'occasion de se bâtir un destin et de flirter avec ses admirations de jeunesse. Lui reviennent en mémoire les bouquins de Jack London, de Mark Twain, le goût des grands espaces et cette « volonté tendue » qui sourd dans tous les récits d’aventure que colportent les légendes de l’Ouest dont il s’est régalé durant toute son adolescence.
Lors de sa septième mission, Yeager abat son premier avion, un Messerschmitt 109, juste au-dessus de Berlin. Vingt-quatre heures avant d’être lui-même touché non loin de Bordeaux par le canon de 20 mm d’un Focke-Wulf 190 ! Carlingue en feu, parachute en sautoir, un fossé pour camouflage, une chevalière comme monnaie d’échange : le miraculé marche quatre jours et quatre nuits avant de retrouver l’Angleterre via l’Espagne. Retour à la case combat. Pour le malheur de douze autres avions ennemis dont cinq torpillés au-dessus de Brême au cours d’une seule et même journée le 12 octobre 1944 !
En dix-sept mois, vingt et un des trente pilotes de son escadron sont portés disparus. Mais Yeager, lui, revient toujours. Pour le compte il récupère quelques médailles, mais surtout le loisir de choisir sa prochaine affectation. Le Wright Field de Dayton (Ohio) possède un avantage majeur : on y forme les pilotes d’essai les plus compétitifs du monde. On y est : Yeager oublie son antique Mustang P-51 et s’accoutume aux jets new look. Sans angoisse apparente. Sans émotion particulière. Tour à tour, il se familiarise, anticipe et ne cesse, pour reprendre le bon mot de Fargue, de « faire tomber des étoiles dans la soupe de ses supérieurs ». Non content d’être efficace, il est brillant et audacieux.
Lorsqu’on le charge de se mesurer une première fois au X-1, le pilote accepte sans hésiter. Par devoir et par curiosité : « Je devais obéir, mais j’étais surtout pressé de savoir ce que cet appareil avait dans le ventre... » La première sortie tourne à la démonstration : Yeager dresse l’engin sur sa queue et pointe le bout de son fuselage dans les parages de 0,8 Mach. Le reste, comme il dit, ne fut que « progression logique et conquête naturelle ». Avec, de surcroît, ce côté artisanal et cette foi en l’avenir que Tom Wolfe et Philip Kaufman ont si bien rendus dans le livre et le film qu’ils consacrèrent quarante ans plus tard au « héros » et à sa célébrissime « étoffe ».
Un casque de footballeur bricolé à la hâte et le prénom de la femme aimée peint sur l’extrémité de la carlingue : il n’en faut pas plus à Yeager pour introduire son exploit. Le mardi 14 octobre 1947, à l’aplomb de Victorville, le pilote d’instinct n’a pas l’impression de se distinguer. De son propre aveu, il ne fait rien d’autre que son « boulot ». Et ce malgré deux côtes cassées récoltées quarante-huit heures plus tôt à l’occasion d’une balade à cheval... « Bien sûr, j’avais caché ma blessure à tout le monde. Seul Jack Ridley, mon mécano, était au courant. C'est lui qui a taillé un morceau de bois dans un manche à balai. Sans cette astuce, je n’aurais pas pu fermer mon cockpit!» A l’atterrissage, nulle caméra, pas le moindre journaliste, mais quelques amis et un monumental bifteck en guise de récompense.
Chuck Yeager a un avantage sur le reste des humains : il est impénétrable aux honneurs et insensible aux flatteries. Chaque matin, sa secrétaire, arrivée en pick-up du village voisin, l’aide à
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