Aventuriers: Rencontres avec 13 hommes remarquables
peine parvenu à ses fins, est obligé de recommencer son exercice et de le recommencer sans cesse. Un aliéné, direz-vous? Si, ce n’est que Camus imaginait que « Sisyphe » puisse, malgré cela (ou à cause de cela ?), être « heureux ». La comparaison amuse Bonatti, et le séduit dans la mesure où il tient le Prix Nobel français pour un parfait modèle d’écriture : « C'est vrai que, dans le Cervin, je me suis vu comme un personnage biblique condamné à grimper sans relâche, comme si mon destin sur terre me commandait de ne faire que cela. Non seulement jusqu’au sommet, mais encore après et peut-être jusqu’à la fin de mon existence... »
Mais en même temps qu’il regarde la vallée, Bonatti se plaît à redescendre sur terre. Il est conscient d’avoir achevé un cycle et est heureux de l’avoir mené à son terme sans le trahir. Il est en pleine forme physique, mais il se méfie déjà de l’agitation qui l’entoure. Le puriste ne l’a jamais caché : pour que sa promesse ait un sens, il se devait de l’accomplir en solitaire. Et s’il est devenu solitaire c’est que la compagnie des hommes l’a souvent déçu. Comme au K2 par exemple. Du deuxième sommet de la planète et de l’expédition nationale dépêchée sur place par Ardito Desio en 1954, Bonatti se faisait une très haute idée. Et c’est, dans les faits, un cauchemar qu’il vécut. Physique et moral. Qui déterminera son avenir et jamais ne l’abandonnera.
Comment oublier le sacrifice consenti en faveur d’Achille Compagnoni et Lino Lacedelli qui gagnèrent le sommet grâce aux réserves d’oxygène que lui-même n’osa entamer? Comment occulter son bivouac calamiteux accepté durant l’intervalle avec le Hunza Amir Mahdi à 8 400 mètres d’altitude, sans tente ni protection particulière? Comment surtout pardonner les mensonges des assistés qui ont toujours nié cet apport et, plus encore, son désintéressement? En même temps que l’Italie fêtait ses héros, Bonatti pleurait ses illusions. Si fort qu’il perdit le goût du partage et du pardon. Qu’il se replia sur lui-même avec le seul espoir que le temps lui donnera un jour raison. Passé sa « grande œuvre », son Cervin d’anthologie, cadeau inespéré, revanche inavouée, quels avantages aurait-il eus à chatouiller encore la voûte du ciel ? Au mieux il lui restait à conserver son cap, à jeter l’ancre ou à courir le vaste monde, ce qui, après tout, revient au même.
Séduit par la qualité de son écriture et la fraîcheur de son regard, Epoca – l’équivalent italien de Paris Match – offre au jeune retraité d’écrire ce que bon lui semble sur les pays ou les destinations de son choix. Un bonheur qui durera ce qu’a duré sa carrière d’alpiniste, quinze années de pérégrinations diverses sur les traces de ses lectures initiales : au Klondike en compagnie de Jack London, aux Marquises avec Herman Melville, au Kenya avec Ernest Hemingway. Et toujours épinglée à la boutonnière la même rigueur, le même état d’esprit. Mis à part une marque de sacs de montagne cautionnée presque par accident et aussitôt regrettée, le grand Walter est resté fidèle à sa ligne, insensible aux sollicitations et ennemi des compromissions. Muet à propos de la terrible maladie qui, il y a quelques années, l’a contraint à porter un corset pendant une éternité et a failli tout bonnement lui coûter la vie. Mais intarissable dès qu’on lui offre (à l’étranger, jamais en Italie) la possibilité de revenir sur la douloureuse polémique du K2.
On n’étouffe pas une voix comme celle de Walter Bonatti. En février 2001, la présidence de la République italienne avait jugé utile d’offrir à Ardito Desio, cent quatre ans, leader de la fameuse expédition de 1954, une médaille supplémentaire. Victime jamais reconnue, Bonatti s’en était offusqué comme il se doit. La lettre qu’il envoya à Carlo Ciampi était sans détours, mais sans équivoque non plus. Soixante ans après, le digne et intangible alpiniste ne voulait pas entendre parler de prescription. Pas plus le jour où, trois ans plus tard, le Club alpin italien se dit officiellement prêt à une « révision historique » de l’ascension controversée du K2. Tout juste prit-il bonne note et enregistra-t-il l’hypocrisie de ces contritions tardives. Mais au fond de lui-même on sentait sourdre la même conviction et le même dépit. Encore et toujours Walter Bonatti
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