Aventuriers: Rencontres avec 13 hommes remarquables

lorsque Aldrin le rejoint. Son cahier des charges, mémorisé jusque dans ses plus infinis détails, comprend 82 pages supplémentaires. Chaque mouvement est compté, chaque geste calculé : installation d’un capteur de particules solaires, d’un sismographe et d’un laser; récupération de 21 kilos de pierres, de roches et de poussières... Les paroles aussi? « Un moment j’ai lâché : “ Quelle magnifique désolation ! ” Ce n’était pas très spontané. Je ruminais ça dans ma tête depuis un moment. Neil aussi a dû pas mal réfléchir avant de parler de son “ petit pas ”. Peut-être avait-il consulté un spécialiste en communication ? »
    Dans la chambre voisine, Lois, que Buzz a épousée en secondes noces, s’impatiente. Elle n’a saisi que quelques bribes, mais s’étonne d’entendre des propos à ce point rebattus. Peut-on aller à pied jusqu’à la place Vendôme ou la voiture est-elle nécessaire ? Son astronaute de mari n’entend pas. Il est encore dans la lune. Et insiste, mi-ironique mi-sérieux : « Les pilotes n’aiment pas trop marcher, ils aiment surtout voler... » Lui-même a accumulé 4 500 heures aux commandes d’une multitude d’engins et 290 heures dans l’espace. Mais il n’en démord pas : les cent quatre minutes qu’il a passées sur la Lune, télécommandées ou pas, programmées ou pas, ont été les plus riches de sa vie.
    « Ces moments-là, dit-il, possèdent une dimension spirituelle. Pas tant pour ce que l’on en a fait, mais parce qu’ils appartiennent à l’humanité tout entière. Tout ceux qui étaient alors en âge de comprendre ce qui se passait se souviennent parfaitement où ils étaient à cet instant bien précis et cette concordance n’a, à mes yeux, pas de prix. »
    Sachant qu’aucun vent ne souffle sur la Lune et qu’aucune pluie ne dérange la poussière qui la recouvre, on ne peut s’empêcher, au moment de prendre congé, de regarder une dernière fois les pieds de notre hôte. Et de penser aux deux empreintes de géant qu’ils ont laissées, là-bas, sur l’écorce d’un astre mort, par-delà le monde et l’espace infini...

REINHOLD MESSNER
    Le maître des cimes
    On monte à Juval comme on grimpe à Lhassa. La tête farcie d’expéditions glacées et d’aventures himalayennes. Même goudronné, le sentier qui serpente au milieu des fougères fait illusion. Par-delà le Jaufen Pass, en plein Tyrol du Sud, suspendu au-dessus de la vallée du haut Adige, la retraite occupée par Reinhold Messner prend vite des allures de Potala. Avec ses remparts de lourds parpaings, ses tours de garde à n’en plus finir et sa porte relevée de gros clous, la forteresse du XIII e siècle ressemble à s’y méprendre à la bastide historique du dalaï-lama. L'atmosphère ne trompe pas. Ni le dépouillement qui habite les lieux, ni le recueillement qui l’emprisonne.
    Quelques lettres de pierre dessinées sur le sol ajoutent à l’équivoque : elles souhaitent la bienvenue au visiteur selon la formule tibétaine consacrée ( kalipe ). Passé le porche, l’impression subsiste. Il y a là des moulins à prières, des trompes, des fanaux multicolores, un tabernacle sacré et, planté au milieu de l’ancienne salle d’armes, un bouddha doré à peine moins grand que ceux qui, jadis, faisaient la fierté du Tibet tout entier. Réfugié dans ce nid d’aigle, protégé des assauts du temps, débarrassé des pesanteurs de la vie qui court, nul besoin de se torturer l’imagination pour se croire vraiment installé sur le toit du monde.
    Le maître de céans n’a pas à forcer sa nature pour prolonger le jeu. Avec ses manières de moine en instance de lévitation, il suggère d’emblée : « J’essaie de côtoyer la réalité à défaut de pouvoir vraiment rencontrer la vérité. » Au milieu de ses collections de tentures chatoyantes et de tissus enluminés, Reinhold Messner assène plus qu’il n’argumente. Tout simplement parce que son curriculum parle pour lui. Parce qu’en l’espace de vingt ans il a apprivoisé les quatorze « 8 000 mètres » de la planète, grimpé l’Everest seul et sans oxygène, soulevé quantité d’autres montagnes, digéré les contrariétés les plus insupportables, traversé l’Antarctique, visité le désert du Takla-Makan, parcouru le Groenland et fait le tour du Tyrol en quarante et un jours, trois cents sommets et 1 000 kilomètres d’une excursion pour le moins rythmée !
    Mais il y a plus.