Azteca
pensions avoir bien fait comprendre nos
objections dans notre précédente lettre, envers une chronique qui devient
chaque jour plus détestable et nous aurions souhaité que les recommandations du
propre évêque délégué par Votre Majesté ne restent pas lettre morte.
Nous connaissons l’intérêt que Votre Majesté accorde aux plus infimes
détails qui concernent ses sujets, même les plus éloignés, afin qu’elle puisse
en tirer profit dans son sage gouvernement. Du reste, nous avons respecté ce
souci digne d’éloges depuis la toute première mission que Votre Majesté nous a
personnellement confiée : l’extermination des sorcières de la Navarre.
Cette province, jadis en dissidence, est devenue, depuis cette sublime et
extraordinaire purification par le feu, l’une des plus obéissantes et des plus
soumises de tout l’empire de Votre Majesté. Votre humble serviteur déploiera
une égale ardeur à déraciner les maux ancestraux de ces nouvelles provinces –
en extirpant le vice et en stimulant la vertu – les soumettant ainsi à
l’autorité de Votre Majesté et de la Sainte Croix.
Aucune entreprise au service de Votre Majesté ne pourrait être
envisagée sans avoir d’abord reçu la bénédiction divine. Il est certain que
Votre très puissante Seigneurie doit être au courant de ce qui concerne ce
pays, car il est si immense et si merveilleux que Votre Majesté peut tirer
autant de fierté à en être l’empereur, qu’il l’est d’être celui de l’Allemagne
qui, grâce à Dieu, est maintenant en sa possession.
Néanmoins, en relisant la transcription de l’histoire de ce qui est
maintenant la Nouvelle-Espagne, Dieu seul sait combien nous avons été dégoûtés
et écœurés par les débordements intarissables du narrateur. Cet Aztèque est
comme un Eole aux vents inépuisables. Il n’y aurait pas eu à s’en plaindre s’il
s’était cantonné à ce que nous lui demandions, c’est-à-dire un récit à la
manière de Saint Grégoire de Tours ou des autres historiens classiques – avec
les noms des personnages en vue, de brefs résumés de leurs carrières, les
dates, les lieux, les batailles les plus importants etc.
Mais il est impossible d’empêcher ce torrent humain de divaguer vers
les aspects les plus sordides et les plus repoussants de son histoire
personnelle et de celle de son peuple. Vous me direz que cet Indien était un
païen avant son récent baptême. Il faut être indulgent pour les atrocités qu’il
a commises et dont il a été témoin dans sa vie passée, alors qu’il ignorait
encore la morale chrétienne. Mais maintenant, c’est un Chrétien, du moins de
nom. S’il doit s’appesantir sur les épisodes les plus crus de sa vie, on
pourrait espérer de lui qu’il manifeste un humble repentir vis-à-vis des
horreurs qu’il raconte avec tant de complaisance.
Ce n’est pas le cas. Il ne voit aucune infamie dans ces énormités. Il
ne rougit même pas de toutes les offenses à Notre Seigneur et à la pudeur,
qu’il déverse dans les oreilles de nos distingués frères-scribes :
idolâtrie, pratiques magiques, superstitions, massacres, carnages, actes
obscènes et contre nature, et d’autres péchés si bas que je ne les nommerai
même pas. A moins que Votre Majesté n’ordonne que « tout soit dit en
détail », nous n’autoriserons pas nos scribes à confier certaines parties
du récit de l’Aztèque à l’éternité du parchemin.
Toutefois, votre serviteur, Majesté, n’a jamais désobéi à un ordre
royal. Nous nous efforcerons de voir dans les radotages malsains de l’Indien,
le témoignage des tentations et des épreuves que le Malin a mis sous ses pas
pendant sa vie et que Dieu a voulu, afin de fortifier son âme. Rappelons-nous
que ceci est bien une preuve de la grandeur divine, car Il choisit aussi bien
les faibles et les simples d’esprit que les sages et les puissants, pour être
les instruments et les bénéficiaires de Sa grande bonté. Souvenons-nous que la
loi de Dieu nous oblige à être plus tolérants envers ceux chez qui le lait de la
Foi n’est pas encore tari, qu’envers ceux qui l’ont déjà bu et qui y sont
accoutumés.
Nous essayerons donc de contenir notre dégoût. Nous garderons l’Indien
et le laisserons continuer à vomir ses horreurs jusqu’à ce que nous ayons la
réponse de Votre Majesté au sujet de la suite de son histoire. Fort
heureusement, nous n’avons pas un besoin pressant de l’interprète et
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