Azteca
lire la lettre en poré. Il fixa son regard larmoyant
sur Zyanya qui était à côté de moi et dit en faisant claquer sa langue :
« Ah oui, ça pourrait faire une nouveauté. Qu’on lui rase tout, sauf sa
mèche blanche. »
Epouvantée, Zyanya recula d’un pas et je me hâtai de préciser :
« Voici le cadeau, Seigneur Yquingare ». Je poussai les jumelles
devant le trône et je déchirai leur robe pourpre. La foule assemblée poussa un
« Oh ! » de stupéfaction en me voyant mettre en pièces une
étoffe aussi précieuse, puis on entendit un autre cri au moment où le vêtement
tomba à terre, dévoilant complètement les deux filles.
« Par les couilles de plume de Kurikauri ! » souffla le
vieillard en utilisant le nom poré de Quetzalcoatl. Il continua à parler, mais
son murmure se perdit dans les exclamations de surprise des courtisans et je
vis seulement la salive qui lui coulait sur le menton. C’était un succès
incontestable.
Toutes les personnes présentes, y compris les vieilles épouses
d’Yquingare encore en vie et ses courtisanes eurent le droit de venir examiner
de près le couple-femme. Une fois que chacun eut satisfait sa curiosité
malsaine, l’uandakuari donna en se raclant la gorge un ordre qui eut pour effet
immédiat de vider la salle du trône, et nous restâmes seuls avec lui, le prince
héritier et quelques gardes à l’allure patibulaire.
« Qu’on apporte à manger, maintenant ! dit-il en se frottant
les mains. Il faut que je fasse bonne impression, hein ? »
Le prince fit passer la consigne à un garde et un instant plus tard,
des serviteurs vinrent disposer une nappe devant nous et nous nous assîmes tous
les six après avoir revêtu les jumelles de leur robe déchirée. Je crus
comprendre que le prince héritier n’était généralement pas admis à manger en
même temps que son père, mais il parlait nahuatl couramment et nous servit
d’interprète quand le vieillard et moi n’arrivions pas à nous comprendre.
Pendant ce temps, Zyanya faisait manger les jumelles à la cuiller, car elles
avaient tendance à tout prendre avec les doigts, ce qui dégoûtait les personnes
présentes.
Il faut dire qu’en ce domaine, le vieux monarque n’avait rien à leur
envier. Après qu’on nous eut apporté un plat de ce délicieux poisson blanc
qu’on ne trouve que dans le lac Patzcuaro, il nous déclara avec son sourire
édenté : « Mangez, profitez-en. Moi je ne peux avaler que du lait.
— Du lait ? s’enquit poliment Zyanya. Du lait de biche,
Seigneur ? »
Mais ses sourcils ailés se haussèrent encore davantage quand une énorme
femme au crâne rasé entra et vint s’agenouiller devant l’uandakuari. Elle
releva son corsage et lui présenta un sein plantureux. Pendant tout le repas,
Yquingare suça les deux tétons l’un après l’autre et fort bruyamment, ne
s’arrêtant que pour demander des renseignements sur l’origine et l’acquisition
des jumelles.
Zyanya s’efforçait de ne pas regarder dans sa direction, de même que le
prince héritier et je les vis repousser la nourriture dans leur assiette en
laque. Les jumelles, comme toujours, mangeaient de grand appétit et moi aussi,
parce qu’un détail me faisait oublier la vulgarité d’Yquingare.
J’avais remarqué que les gardes avaient des lances dont la teinte
cuivrée était d’une nuance étrangement foncée ; je m’aperçus ensuite que
l’uandakuari et son fils portaient des petits poignards du même métal accrochés
à la taille par une lanière. Le vieillard m’adressait des propos incohérents et
confus et je me doutais qu’il allait finir par me demander si je pouvais lui
trouver le même genre de couple, mais du sexe masculin. Soudain, Zyanya, comme
si elle ne pouvait en supporter davantage, l’interrompit en disant :
« Quel breuvage délicieux ! » Le prince héritier parut ravi de
cette diversion et se pencha vers elle pour lui dire que c’était du châpari,
une boisson tirée du miel, très alcoolisée et qu’elle ferait mieux de ne pas
trop en boire pour la première fois.
« C’est extraordinaire ! s’exclama-t-elle en vidant sa coupe
de bois laqué. Si le miel est si enivrant, comment se fait-il que les abeilles
ne soient pas tout le temps soûles ? » Elle hoqueta, puis se mit à
réfléchir, au sujet des abeilles, sans doute, car lorsque Yquingare voulut
reprendre son enquête embarrassée, elle le coupa à nouveau d’une voix
forte :
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