Azteca
faillis basculer. Je m’accrochai à ses
parois et la pagaie tomba à l’eau.
La mer, semblant se remettre de sa surprise, se rua à l’assaut de la
plage, tandis que la roche en fusion poursuivait son avance. Le grondement
était incessant et le nuage de fumée se poussait vers le haut comme s’il avait
voulu gagner le ciel ; sous l’attaque, l’océan recula une nouvelle fois.
Ce mouvement d’avant en arrière, de la terre à la mer, s’effectua je ne sais
combien de fois ; j’étais moi-même étourdi par le balancement de mon
acali, mais je me rendais néanmoins compte que le flux m’emportait bien plus
loin au large que le reflux ne me ramenait vers le rivage. Autour de moi, dans
les eaux tourbillonnantes, des poissons et d’autres créatures marines
flottaient à la surface, le ventre en l’air.
Aux dernières lueurs du jour, je me trouvais exactement entre les deux
bras de la baie, trop loin de l’un ou de l’autre, pour y accéder à la nage et
au-delà, c’était l’océan sans limites. Il ne me restait qu’à prendre les
poissons morts qui flottaient autour de moi et à les entasser dans un coin du
bateau. Ensuite, je m’allongeai, la tête sur mon sac trempé et je m’endormis.
Le lendemain, lorsque je m’éveillai, j’aurais pu croire avoir rêvé tout
le chambardement de la veille, si je n’avais tant dérivé que je ne
reconnaissais plus la silhouette déchiquetée des montagnes bleuâtres. Le soleil
se levait dans un ciel dégagé, on ne voyait plus ni fumée ni cendres ni aucun
autre signe de l’éruption du Tzeboruko parmi les reliefs distants. L’océan
était aussi calme que le lac Xaltocán un jour d’été. Avec ma topaze, je
regardai la terre et je m’aperçus que j’étais pris dans un courant qui
m’emportait vers le nord, très loin de la côte.
Je tentai de pagayer avec mes mains, mais je dus abandonner rapidement,
car soudain, il se produisit un remous et quelque chose vint heurter l’acali si
violemment qu’il tangua. Je me penchai et découvris une profonde entaille dans
le dur acajou et une nageoire verticale semblable à un bouclier de cuir oblong,
qui fendait les eaux. Elle fit deux ou trois fois le tour de mon embarcation et
je ne me risquai plus ensuite une seule fois à mettre la main en dehors du
canoë.
Voyons, pensai-je, j’ai échappé au volcan et je n’ai plus qu’à craindre
d’être avalé par un monstre marin, de mourir de faim et de soif ou de me noyer
si la mer se lève. Je songeai alors à Quetzalcoatl, l’ancien chef des Tolteca,
qui, comme moi, avait dérivé dans l’océan Oriental et qui ensuite était devenu
le plus aimé des dieux, adoré par des populations très différentes qui n’avaient
que ce culte en commun. La différence avec moi, c’était qu’une foule de sujets
avait assisté à son départ et pleuré sa disparition, puis avait informé tout le
monde qu’à partir de ce jour, l’homme Quetzalcoatl devait être vénéré comme un
dieu. Moi, personne ne m’avait vu partir et ne pouvait donc demander qu’on
m’élève au rang des divinités. Je résolus, par conséquent, puisque je n’avais
aucun espoir de devenir un dieu, de faire tous mes efforts pour rester un homme
le plus longtemps possible.
Sur les vingt-trois poissons que j’avais ramassés, il y en avait dix de
comestibles. J’en nettoyai deux avec mon poignard et les mangeai tout crus, ou
presque car ils avaient un peu cuit dans le chaudron qu’était devenue la baie.
Je vidai et coupai en morceaux les treize poissons que je ne pouvais consommer
et, après avoir sorti mon bol de mon sac, je les pressai pour extraire chaque
goutte de leur jus. Je glissai ensuite le récipient et les huit autres poissons
qui me restaient sous mon sac, pour les mettre à l’abri du soleil et le
lendemain, je mangeai encore deux poissons relativement frais. Cependant, le
troisième jour, il me fallut vraiment faire un effort pour en consommer deux
autres ; je les avalai sans les mâcher tant ils étaient mauvais et visqueux
et je jetai le reste par-dessus bord. Après cela, je n’eus rien d’autre, pour
me soutenir, que quelques maigres gorgées de jus de poisson dont j’humectais
mes lèvres desséchées.
C’est aussi, je crois, dans le courant de ce troisième jour que le
dernier sommet du Monde Unique disparut à l’horizon. Jamais, je ne m’étais
trouvé dans une pareille situation et je me demandais si j’allais être rejeté
sur l’une de ces
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