Azteca
étaient si nombreux et ils m’appelaient Tozani
avec tant d’insistance, que, bien vite, leurs aînés firent de même – sans
penser à mal et machinalement – et petit à petit, tout le monde les imita, sauf
mon père, ma mère et ma sœur. Même lorsque je me fus adapté à mon handicap, que
j’eus surmonté ma maladresse et que les gens n’eurent plus de raison de
remarquer ma mauvaise vue, ce sobriquet me resta. Je pensais que par une ironie
du sort, mon nom, Mixtli qui signifie « Nuage », me convenait mieux
qu’autrefois, mais je devins Tozani.
Le Tozani est ce petit animal que vous appelez la taupe et qui préfère
passer sa vie sous terre, dans l’obscurité. Quand, par hasard, elle sort, elle
est aveuglée par la seule lumière du jour et plisse ses yeux minuscules. Elle
ne voit pas et ne se soucie pas de voir.
Moi, par contre, je m’en souciais beaucoup et pendant des années je
m’attendris sur mon sort. Jamais je ne deviendrais un joueur de tlachtli avec
l’espoir d’avoir un jour le grand honneur de participer à une partie rituelle
consacrée aux dieux, à la cour de l’Orateur Vénéré. Si je devenais un guerrier,
je ne pourrais jamais espérer être promu chevalier et je devrais m’estimer
chéri des dieux si je survivais à un seul jour de combat. Quant à gagner ma vie
et celle de ma famille… en tout cas, je ne serais jamais carrier, mais de quoi
d’autre serais-je capable ?
Je me plaisais à envisager la possibilité d’être une sorte de
travailleur itinérant, ce qui pourrait me conduire vers le sud, au lointain
pays des Maya. J’avais entendu dire que les médecins maya possédaient des
remèdes miracles contre les maladies des yeux, même les plus désespérées. Je
pourrais peut-être y trouver la guérison et revenir chez moi en triomphe, comme
un invincible joueur de tlachtli, un héros de bataille ou encore comme un
chevalier de l’un des trois ordres.
Cependant, l’obscurité envahissante semblait ralentir son approche et
s’arrêter à une longueur de bras. Ce n’était pas vraiment le cas, mais après
quelques années, les progrès du mal furent moins sensibles. Aujourd’hui, je ne
peux pas distinguer le visage de ma femme à plus d’une main de distance. Ce
n’est pas bien grave, maintenant je suis vieux, mais cela avait beaucoup
d’importance quand j’étais jeune.
Néanmoins, je me résignais et je m’adaptais peu à peu à mes limites.
L’étrange vieillard de Tenochtitlân avait eu raison de me prédire que
mon tonalli serait de regarder les choses de près, et de les voir comme elles
sont. Par nécessité, je ralentissais mon pas, je restais souvent immobile, je
scrutais au lieu de parcourir du regard. Quand les autres couraient,
j’attendais. Quand ils se précipitaient, je réfléchissais. J’appris à faire la
différence entre les gestes utiles et la simple agitation, entre l’action et la
précipitation. Là où, dans leur fébrilité, les autres voyaient un village, moi,
je voyais ses habitants, là où ils voyaient une foule, je voyais des individus,
quand ils apercevaient un étranger, lui faisaient un signe et s’éloignaient en
vitesse, je le regardais attentivement et ensuite, j’étais capable de dessiner
chacun de ses traits, si bien que Chimali, qui était un artiste accompli,
s’écriait : « Ça alors, la taupe, comme tu as bien rendu la
ressemblance ! »
Je me mis à remarquer des choses qui échappent à la plupart des gens,
aussi bonne soit leur vue. Vous êtes-vous rendu compte, mes Seigneurs, que le
maïs pousse plus vite la nuit que le jour, que chaque épi, ou presque, contient
un nombre égal de rangées de grains et qu’en trouver un avec un nombre
différent est bien plus rare que de découvrir un trèfle à quatre feuilles. Avez-vous
remarqué qu’il n’y a pas deux doigts – deux de vos doigts – deux doigts dans
toute l’humanité, dont l’extrémité possède exactement le même réseau de lignes
et de cercles ? Si vous ne me croyez pas, regardez les vôtres. Faites des
comparaisons entre vous. J’attendrai.
Je sais bien que mes observations n’avaient guère de sens et d’utilité.
Ce n’étaient que des détails sans importance, mais ils me permettaient
d’exercer ce goût nouveau à regarder de près et à examiner minutieusement les
choses. Cette impérieuse nécessité conjuguée avec mes dispositions à reproduire
exactement ce que je voyais, m’amenèrent à m’intéresser à
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