Azteca
Cuitlahuac,
commandant en chef des armées mexica.
J’avais pris place devant la tombe à côté du prince Saule, non loin de
son demi-frère Ixtlilxochitl, l’héritier du trône. Son nom de Fleur Noire lui
allait encore, car ses sourcils sombres et embroussaillés lui donnaient
toujours l’air aussi renfrogné. Par contre, il avait perdu presque tous ses
cheveux et il avait alors une dizaine d’années de plus que son père quand je
l’avais vu pour la première fois à Texcoco. Après l’enterrement, la foule
regagna le palais pour festoyer, chanter, pleurer et évoquer les mérites et les
hauts faits de Nezahualpilli. Après avoir pris quelques cruches d’octli, Saule
m’emmena dans ses appartements et nous nous enivrâmes en parlant du bon vieux
temps et en imaginant les jours à venir.
« On a beaucoup murmuré aujourd’hui à propos de l’absence de
Motecuzoma, dis-je au prince. Il n’a jamais pardonné à votre père son attitude
distante de ces dernières années, en particulier son refus de l’aider dans ses
guerres de pacotille.
— Sa grossièreté ne lui vaudra aucune concession de la part de mon
demi-frère, remarqua Saule en haussant les épaules. Fleur Noire est bien le
fils de son père et il est persuadé, lui aussi, que le Monde Unique sera envahi
un jour par des étrangers et que notre seul salut consiste à nous unir. Il va
poursuivre la même politique pour que les Acolhua réservent toutes leurs forces
en vue d’une guerre qui ne sera pas, celle-là, une guerre de pacotille.
— Il aura sans doute raison, mais Motecuzoma ne va pas éprouver
plus de sympathie pour votre frère qu’il n’en a eue pour votre père. »
Je me souviens avoir regardé par la fenêtre et m’être exclamé :
« Comme le temps passe vite ! La nuit est tombée depuis
longtemps et je me suis honteusement enivré.
— Installez-vous dans la chambre d’hôte, me dit le prince. Demain,
il va falloir écouter tous les poètes de la cour.
— Si je dors maintenant, je serai demain dans un état
épouvantable. Avec votre permission, je vais aller faire un tour pour que Vent
de la Nuit chasse les brumes de mon cerveau. »
Je faisais sans nul doute un spectacle bien comique, mais il n’y avait
personne pour me voir. Les rues étaient encore plus désertes qu’à l’accoutumée,
car tous les habitants de Texcoco gardaient le deuil chez eux. Les prêtres
avaient dû vaporiser de la poussière de cuivre sur les torches qui éclairaient
les coins de rues car elles brûlaient avec une flamme bleue en projetant une
lueur sinistre. Bien que mon esprit ne fût pas très clair, j’avais la vague
impression de refaire un chemin que j’avais suivi en des temps très lointains.
Cette impression se renforça quand j’arrivai devant un banc de pierre placé
sous un tapachini couvert de fleurs rouges. Je m’écroulai dessus avec bonheur
en me laissant inonder par l’averse de pétales rouges soufflés par le vent.
Soudain, je me rendis compte que je n’étais pas seul. A ma gauche, j’aperçus ce
vieil homme cacao, loqueteux et ratatiné que j’avais si souvent rencontré au
cours de ma vie. Je me tournai ensuite vers la droite et je vis l’autre
personnage, mieux vêtu, mais las et poussiéreux qui m’était apparu moins
souvent. Je me contentai de pousser un ricanement d’ivrogne, sachant bien
qu’ils étaient, tous les deux, des illusions suscitées par tout l’octli que
j’avais bu.
« Vénérables Seigneurs, leur déclarai-je d’une voix pâteuse, vous
n’êtes donc pas partis sous terre, vous aussi ? »
L’homme cacao sourit en dévoilant les quelques dents qui lui restaient.
« Dans le temps, tu croyais que nous étions des dieux. Tu pensais
que j’étais Huehueteotl, le Plus Vieux des Vieux Dieux, vénéré dans ce pays
bien avant tous les autres.
— Et tu croyais que j’étais Ehecatl Yohualli, me dit l’homme
poussiéreux. Vent de la Nuit, celui qui enlève ou récompense les promeneurs
imprudents de la nuit, selon son humeur.
— C’est vrai, mes Seigneurs, approuvai-je, bien décidé à leur
faire plaisir même s’ils n’étaient que des hallucinations. J’étais jeune et
crédule et puis, j’ai appris qu’une des distractions favorites de Nezahualpilli
était de parcourir le monde sous des déguisements.
— Et alors, tu as cessé de croire aux dieux ? me demanda
l’homme cacao.
— Tout ce que je peux vous dire, hoquetai-je, c’est que je n’en
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