Barnabé Rudge
nous et nos bons
anges, qu'ils éclipsent à notre vue.
Tout était frais et gai, comme si le monde
n'eût été fait que de ce matin, quand M. Chester chevaucha
d'un pas tranquille le long de la route de la forêt. Bien que la
saison ne fût pas avancée, la température était chaude et
fécondante ; les boutons des arbres s'épanouissaient en
feuilles, les haies et l'herbe étaient vertes, l'air était une
vraie musique, grâce aux chansons des oiseaux, et, s'élevant bien
loin au-dessus d'eux tous, l'alouette répandait ses plus riches
mélodies. Dans les endroits à l'ombre, la rosée du matin étincelait
sur chaque jeune feuille et sur chaque brin d'herbe ; et, là
où rayonnait le soleil, quelques gouttes diamantines brillaient
encore, comme par regret de quitter un si beau monde et d'avoir une
si courte existence. Même le vent léger, dont le bruissement était
aussi agréable à l'oreille que l'eau qui tombe doucement,
promettait un beau jour ; et laissant une suave odeur sur sa
trace, pendant qu'il s'éloignait en voltigeant, il chuchotait
quelque chose de ses rapports intimes avec l'été, dont il attendait
incessamment l'heureux retour.
Le cavalier solitaire allait toujours du même
pas, toujours égal, promenant à travers les arbres un coup d'œil du
soleil à l'ombre et de l'ombre au soleil, regardant autour de lui,
sans doute, de moment en moment ; mais s'il pensait avec
quelque plaisir au jour si beau, au chemin si charmant, c'était
seulement pour s'applaudir dans l'intérêt de sa toilette, plus
soignée que jamais, d'être favorisé d'un pareil temps. Il souriait
alors avec complaisance, mais plutôt comme satisfait de lui-même
que de toute autre chose, poursuivant ainsi sa promenade sur son
bidet alezan, d'aussi bonne mine que le cavalier, et probablement
plus sensible aux scènes intéressantes de la nature dont il
marchait environné.
Les massives cheminées du Maypole finirent par
se dresser à ses yeux, mais il n'accéléra point son pas, et ce fut
toujours avec la même gravité calme qu'il arriva auprès du porche
de la taverne. John Willet, qui faisait rôtir sa rouge figure
devant un grand feu dans la salle et qui, avec une prévoyance et
une vivacité d'esprit prodigieuses, venait de penser, en regardant
le ciel bleu, que, si l'état des choses se prolongeait, il faudrait
de toute nécessité éteindre les feux et ouvrir les fenêtres toutes
grandes, sortit pour tenir l'étrier au gentleman, appelant d'une
voix gaillarde : Hugh !
« Oh ! c'est vous ; vous y êtes
donc déjà, monsieur ? dit John un peu étonné de la promptitude
avec laquelle Hugh avait paru. Menez à l'écurie ce précieux animal,
et ayez-en un soin plus que particulier, si vous désirez, garder
votre place… Un fainéant, monsieur, comme il n'y en a
pas !
– Mais vous avez un fils, répliqua
monsieur Chester en donnant sa bride après avoir mis pied à terre,
et répondant au salut de l'aubergiste par un négligent mouvement de
sa main vers son chapeau. Pourquoi ne l'utilisez-vous pas,
lui ? »
– Eh mais, la vérité est, monsieur,
repartit John avec une grande importance, que mon fils… Qu'est-ce
que vous faites là à m'écouter, vilain curieux ?
– Qui est-ce qui écoute ? riposta
Hugh en colère. Avec ça que c'est amusant de vous écouter !
Voulez-vous pas que j'emmène le cheval à l'écurie tout en sueur,
pour qu'il s'enrhume ?
– Alors promenez-le de long en large plus
loin de nous, monsieur, cria le vieux John, et quand vous me voyez
en train de causer avec un noble gentleman, restez à distance. Si
vous ne connaissez pas votre distance, monsieur, ajouta
M. Willet après une pause énormément longue, durant laquelle
il fixa ses grands yeux stupides sur Hugh, et attendit avec une
patience exemplaire qu'il lui passât par l'esprit quelque chose qui
ressemblât à une idée, nous trouverons un moyen de vous l'apprendre
plus vite que ça. »
Hugh haussa les épaules dédaigneusement, prit
son air téméraire et traversa de l'autre côté du gazon, où, ayant
jeté la bride en bandoulière sur son épaule, il promena le cheval,
tout en lançant de temps en temps à son maître, par-dessous ses
sourcils touffus, des coups d'œil aussi sinistres qu'un tyran de
mélodrame.
M. Chester qui, sans que cela parût,
l'avait attentivement observé durant cette courte dispute, entra
dans le porche, et se tournant brusquement vers M. Willet, lui
dit :
« Vous avez d'étranges
Weitere Kostenlose Bücher