Bataillon de marche
vers eux ; il était terriblement ivre.
– Mon lieutenant, chante la mort, la douce mort.
Il se pencha vers le piano, plaqua quelques accords et chanta :
Les canons chantent le dernier psaume…
Viens, douce mort, viens,
Prends-moi dans ta main.
Il rejeta sa tête en arrière, eut un rire rauque et lança un coup d’œil sur la mer où le soleil descendait, rouge sang.
– Vous les entendez ?
Nous tendîmes l’oreille. Le roulement du canon arrivait comme une sourde rumeur.
– Ils cognent à la porte, ricana le légionnaire. Ils seront bientôt ici, nos dévoués collègues, mais au diable tout cela ! A l’aube, nous serons morts »
Petit-Frère plongea la tête dans une cuvette pleine de cognac, de bière et de vodka et but comme un cheval. Il en cracha une giclée à la figure d’Olga qui protesta avec véhémence. Alors, le géant saisit un portrait d’Adolf Hitler et le luit enfonça sur la tête.
– Ces portraits d’ordures, on n’en veut pas ! criait-il en faisant tourner le tableau autour du cou de la grosse femme. Que le diable te tourmente, vieille truie ! Tu ne sais pas que les images porno, c’est passible de peines ?
Porta s’empara d’une bouteille de cognac qu’il décapita sur le coin du piano et il en arrosa Olga, laquelle était assise par terre avec Hitler autour du cou.
– Grosse horreur ! Tu iras en enfer avec le Führer. Et boucle-la quand Joseph Porta parle ! Je suis la colonne vertébrale de la défaite. Vive la défaite !
– Soyez gentil, disait Olga d’un ton mielleux, pour qu’on passe ensemble un moment agréable.
– Tu peux parier que ce sera agréable ! Cette montagne de viande s’imagine qu’on a fait un pareil voyage pour s’emmerder ?
Il dévissa une des ampoules du lustre et la jeta dans la cour où elle claqua comme un coup de revolver.
– Au secours ! couina Petit-Frère. Y a des satyres qui tirent dans la cour !
Il s’extirpa du canapé où il se vautrait avec deux filles nues, sortit son revolver et tira huit coups dans le plancher ; les éclats de bois et les projectiles qui ricochaient nous volèrent aux oreilles. Les filles criaient, Olga tempêtait, Petit-Frère se tordait de rire, le lieutenant jouait en chantant :
Les hussards rouges, ils courent vite Et toi, chéri, viens avec nous…
Tout à coup, Olga s’aperçut que la grande peau d’ours avait disparu. Cette peau que lui avait donnée un officier chinois était sa fierté : les grosses dents du côté de la mâchoire étaient en or, et chaque narine se cloutait d’un rubis.
– Qui a volé Martin ? – Elle s’agrippa à Petit-Frère. – Porc ! Tu as volé Martin.
– Jamais ! jura Petit-Frère. Martin en a eu assez de ta compagnie et a foutu le camp, dit-il avec une claque sur le derrière de la femme.
Julius Heide tanguait vers eux, ivre, très ivre ; il tendit vers Olga un doigt accusateur, mais perdit l’équilibre et le doigt s’engouffra dans la bouche de la grosse femme.
– Y a quelque chose qui ne va pas, énonça Heide avec l’entêtement de l’ivrogne. Porta, bon « vieux Porta, appelé Joseph après un saint, tu ne penses pas comme moi ? Y a quelque chose qui ne va pas. Ce morceau d’abattoir a subtilisé la musique bourgeoise. Gare à toi, Olga, on va te réduire en « bœuf tartare » avec nos ceinturons.
Il rit et caressa les cheveux de la maquerelle. Mais la grosse femme suait de peur. La grosse Olga n’avait qu’une terreur, c’est que l’ivresse générale n’amenât les filles à bavarder. Dans ce cas, elle risquait le pire. Le commandant de la ville était parti, ce lâche, et les chiens miteux de la police s’étaient enfuis eux aussi. Le poste le plus proche était à cent kilomètres, aussi ne pouvait-elle espérer aucun secours de ce côté-là. Que diable fallait-il faire avec cette bande de voyous ? Il ne lui avait pas fallu longtemps pour découvrir le ruban noir qu’ils portaient sur la manche gauche, le ruban aux deux têtes de mort avec l’inscription « Son-derabteilung » : le régiment de la mort. Des assassins, des bandits, qui avaient échangé la hache contre le front.
Les officiers qu’elle recevait parlaient souvent de ces régiments disciplinaires. Un major général avait dit qu’ils tombaient comme des mouches mais que c’étaient les meilleurs soldats du monde. L’ennemi en avait une peur panique, aussi n’y allait-il pas de main morte quand ü faisait des
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