Bataillon de marche
noire du milieu de sa bouche, la dernière qui lui restait.
– Tu chanteras des chansons sur le plaisir au plumard. Steiner nous écrira ça. Quelque chose de soigné, mais pas contre la religion ; celle-là, il faut toujours la ménager.
Le silence tomba enfin, et il était déjà tard dans la nuit que tout le monde ne dormait pas encore. La pensée de la Turquie et les rêves de la villa blanche de Porta sur les hauteurs d’Istanbul ne nous quittaient pas. Mais dans les jours qui suivirent, il fallut déchanter. On ne passait pas du pays des Soviets en Turquie. Porta se consola en songeant que la guerre tirait à sa fin, et que même s’il fallait passer par Berlin, il arriverait tout de même à Istanbul.
Peu après, arriva l’événement. Ce fut Petit-Frère qui trouva le bidon d’alcool. Planté au milieu du chemin, il soulevait l’objet volumineux et laissait l’alcool couler en un mince filet dans sa gorge, puis, avec un hurlement, il le passa à Porta qui se mit à boire de la même manière.
Une scène de démence s’ensuivit. Steiner et Barcelona étaient venus à la rescousse et, en un clin d’œil, un tapage infernal attira tous les habitants du village. Sur le bidon, brillait une étoile rouge, ce qui indiquait que l’objet était propriété de l’armée soviétique.
– Le pillage est puni de pendaison, constata Fjodor qui but sans façon au fût de trente litres.
On devient fou à boire du matsje, complètement fou, et le bruit porte loin dans le matin blanc de neige. Un vieil orgue de barbarie sortit de sa cachette, relique vénérée du village qui devait venir, d’après une inscription presque illisible, de Berlin Moabit. L’orgue fut mis sur un traîneau et la femme du starost empoigna la manivelle avec une énergie farouche. De multiples recoins sortaient aussi les bouteilles de vodka. Porta se livrait déjà à un corps à corps avec une fille sous les yeux de la horde ivre et mugissante, lorsque soudain Alte leva la main et tendit l’oreille.
Que se passait-il ? Dans le silence qui tomba, on entendit alors une profonde voix d’homme chanter. Le chant se rapprochait de plus en plus, coupé d’aboiements de chiens. L’homme chantait les tombeaux de la steppe.
Vers la dernière maison du village, une silhouette emmitouflée de fourrure apparut, dont la poitrine se barrait du fusil mitrailleur. L’homme s’arrêta au beau milieu de nous ; il nous fixa les uns après les autres et vit le bidon de matsje que Heide tenait encore. Caressant l’étoile rouge de ses moufles de fourrure, le nouveau venu renifla le contenu du fût d’alcool, puis le porta à ses lèvres et but à grandes lampées. Il rota longuement, puis cracha vers Porta qui enlaçait la fille au fond d’une congère.
– Tovaritch, tu es un cochon, gronda-t-il en buvant de nouveau.
Avec précaution, il posa le bidon dans la neige, et lança en l’air sa haute toque de fourrure blanche. Une croix verte nous apparut alors, le signe de mort de la N. K. V. D.
Un court instant, tous les cœurs cessèrent de battre. Mais l’homme, jetant soudain sa mitraillette sur un tas de neige, se mit à croupetons, se croisa les bras sur la poitrine, et nous le vîmes avec effarement commencer à danser ! Une danse sauvage à coups de talons.
En un clin d’œil, Petit-Frère se dressa un revolver au poing et nous crûmes un instant qu’il allait abattre le N. K. V. D. L’arme visait le ventre du soldat dansant, Je doigt se courbait sur la détente, les yeux du géant étincelaient, impitoyables… Mais il rejeta sa tête en arrière et s’effondra avec un rire dément ; l’arme tremblait dans sa main, tout son corps frémissait, les projectiles giclaient de tous les côtés. Nous nous jetâmes pair terre ; les balles nous sifflaient aux oreilles. La danse du N. K. V. D. devenait de plus en plus folle ; il hurlait de joie et tourbillonnait en bonds énormes.
Petit-Frère, les jambes écartées, un peu penché en avant, rechargea le fusil mitrailleur et se mit à tirer tout autour du N. K. V. D. qui arrêta sa danse folle. Il se saisit du bidon de matsje, pinça l’oreille du géant, et dit en riant :
– Tu crois que c’est drôle, hein ? Mais moi, tu ne me feras pas peur.
– Merdeux ! gronda Petit-Frère qui déchargea toutes les balles non loin du Russe.
Puis il vida une bonne lampée du bidon et le tendit au N. K. V. D. au moment précis où celui-ci vidait à son tour son chargeur aux
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